Maillons essentiels des réseaux d'infrastructures de transport, les ouvrages d'art en constituent également les principaux points de fragilité. Tandis que le vieillissement du patrimoine entraîne une augmentation des risques de défaillances structurelles, chaque survenue d'événements naturels extrêmes démontre à quel point la résilience de nos territoires est étroitement liée à celle des réseaux et voies de communication.
Retours d'expériences et apports méthodologiques
Quels outils permettent d'évaluer la résilience des ouvrages d'art ? Quelles applications et déclinaisons opérationnelles à l'échelle locale de nos territoires ? Quels impacts du changement climatique ? Comment faire évoluer nos pratiques pour concevoir des ouvrages plus robustes, mieux adaptés à de nouveaux usages, et donc plus résilients ?
La journée du 31 mai organisée par le Cerema Méditerranée sous l’égide de la Conférence Technique Territoriale (CTT) a permis d'échanger sur ces sujets avec les experts du Cerema et les acteurs du territoire impliqués dans la gestion de notre patrimoine d'ouvrages d'art.
La soixantaine de participants issus d’organismes très divers (représentants de collectivités territoriales de différentes tailles, services déconcentrés de l'Etat, services concessionnaires d'autoroutes…), ravis de pouvoir se réunir et échanger en présentiel, ont particulièrement apprécié la qualité des présentations, la multiplicité des intervenants et des thèmes abordés, ainsi que la complémentarité entre apports théoriques et expériences opérationnelles (REX des inondations de la Roya, priorisation des actions de réduction des risques sismiques sur les ouvrages de la métropole de Nice (lien CeremaWeb SISMET 2), analyses de risque affouillement sur les ouvrages du réseau autoroutier Vinci-ASF (lien CeremaWeb 3), problématiques spécifiques liées au changement climatique et au vieillissement des structures, application des principes de robustesse...)
Introduite par Fabien Gascard, Maire de Rabou et Vice-président de la communauté de communes du Buëch-Dévoluy, qui a notamment insisté sur l’importance du maintien d’établissements de services publics forts et de proximité à l’image du Cerema, cette journée s’est structurée autour des grandes thématiques suivantes, illustrées d'exemples opérationnels mis en œuvre par les acteurs de du territoire et permettant de présenter les outils méthodologiques développés par le Cerema :
Principes généraux de la résilience appliqués aux infrastructures et aux ouvrages d'art
Enjeux et levier de la résilience
La résilience, qui concerne tous les territoires, consiste à mobiliser plusieurs capacités : résister aux aléas, absorber les chocs, ou perturbations, recouvrer son état initial et évoluer pour s’adapter.
Un facteur clé de la résilience est l’anticipation des aléas et de leurs conséquences, en prenant en compte l’effet domino, et de prévoir l’action des différents acteurs, notamment la société civile, pendant et après la crise. Des exemples de projets résilients ont été présentés, qui tiennent compte des atouts et des points faibles des solutions. Par exemple un pont submersible, bien que structurellement résistant aux crues, peut avoir des conséquences négatives comme la densification des hameaux isolés desservis ou le respect des usages en cas d’inondation.
La démarche proposée par le Cerema consiste en une approche intégrée qui permet de s’adapter à chaque territoire. Elle passe par l’identification des enjeux et le diagnostic du territoire, par un travail de projection dans l’avenir, avant d’établir un plan d’actions. Des outils comme la boussole de la résilience permettent de mener cette démarche en co-construction avec les différents acteurs du territoires, en s’assurant qu’on a pensé à tous les aspects de la résilience.
Résilience face au changement climatique
En matière d’infrastructures de transports, un des enjeux principaux est l’amélioration de leur résilience face aux impacts du changement climatique, avec lequel des phénomènes comme les fortes chaleurs, les inondations, le retrait-gonflement des sols, les mouvements de terrain vont s’accroître.
Les réseaux d’infrastructures de transport jouent un rôle essentiel dans la vie des territoires, aussi bien en temps normal que lors d’un épisode de crise.
Les impacts sur les infrastructures et leur gestion comme sur les usagers et les territoires doivent donc être pris en compte dans les stratégies de résilience.
Le Cerema a défini une démarche qui a été présentée lors de cette session, et permet d’anticiper et de prioriser les actions à mener. Elle a été notamment déployée dans la Nièvre qui a mis en œuvre une réflexion globale sur la résilience dans le cadre de son PCAET, en incluant les infrastructures de transport ou encore pour ASF en 2018, afin d’évaluer les vulnérabilités actuelles et futures et d’identifier les solutions d’adaptation appropriées.
La résilience vis-à-vis des risques naturels
Évaluation de la résilience des OA (ponts et murs) vis-à-vis des risques naturels:
Cette présentation s’appuyait notamment sur une note récente du Cerema destinée aux gestionnaires et concepteurs d’ouvrages d’art concernant les impacts du changement climatique.
Pour intégrer au mieux cet enjeu, le respect des Eurocodes est important mais doit être complété par une vigilance spécifique suivant les types d’ouvrages, qui présentent des vulnérabilités de différents ordres.
Les impacts climatiques attendus sont une augmentation des vitesses du vent ainsi que des températures moyennes et extrêmes, des épisodes pluvieux plus nombreux et plus violents, une élévation du niveau de la mer, qui auront des impacts généralement mesurés sur les ouvrages les moins exposés.
La réalisation d’analyses des risques spécifiques est un outil de gestion qui permet de se focaliser sur les ouvrages présentant les vulnérabilités les plus importantes ou une exposition particulière à certains aléas dont la tendance est à l’accélération, tels que l’affouillement des fondations d’appuis en rivière.
La démarche SISMET pour l’évaluation du risque sismique
Dans le domaine du risque sismique, la méthode SISMET mise au point par le Cerema permet d’évaluer la sensibilité des itinéraires et des ouvrages qui les composent, en zones urbaines et périurbaines, afin de prioriser des actions de réduction du risque.
Expérimentée et calibrée dans la région de Nice qui possède un important patrimoine d’ouvrages d’art, elle est actuellement en cours de déploiement sur d’autres territoires métropolitains ou ultramarins (Lourdes, Grenoble, Guadeloupe…). Elle poursuit plusieurs objectifs :
- Identifier les itinéraires prioritaires pour la gestion de crise
- Evaluer leur sensibilité aux aléas sismiques,
- Définir une stratégie de renforcement des points vulnérables à coûts maîtrisés.
De nombreux paramètres ont été intégrés à l’outil, tels quel la desserte des enjeux particuliers du territoire (hôpitaux, zones denses…), les congestions, la solidarité intercommunale par exemple pour l’organisation de secours, les aléas directs et induits (chutes de blocs, effondrements de bâtiments…).
En croisant les différents critères, les itinéraires de secours sont priorisés, et il est ensuite possible d’évaluer la vulnérabilité au risque sismique des ouvrages et tronçons des itinéraires de secours prioritaires en fonction de différents scénarios, ainsi que de déterminer où réaliser des diagnostics détaillés et études de renforcement.
Ce travail a été mené via une convention de partenariat de recherche et développement initiée en 2018 avec le conseil départemental 06 et la métropole de Nice, qui voulaient sécuriser les itinéraires prioritaires dans le cadre du plan séisme départemental des Alpes-Maritimes piloté par la préfecture et la DDTM.
Analyse de risque des ponts en site affouillable
Cette présentation a été réalisée en deux parties. Le responsable ouvrages d’art de la direction technique de l’infrastructure d’ASF a d’abord présenté la démarche d’analyse de risque des ouvrages d’art du réseau ASF, en s’appuyant sur les documents de référence ITSEOA qui définissent un cadre opérationnel pour la surveillance et l’entretien des ouvrages d’art pris individuellement mais ne permettent pas à eux seuls de mettre en œuvre une politique structurée d’analyse et de gestion des risques à l’échelle d’un patrimoine étendu (définition des niveaux d’exposition et priorisation des mesures de réduction des risque à mener…).
Ensuite le Cerema a présenté l’étude d’analyse de risque affouillement appliquée aux 252 ouvrages du réseau Vinci – ASF qui franchissent des cours d’eau, menée à partir de la méthodologie explicitée dans le guide "Analyse de risque des ponts en site affouillable" publié en 2019 et adaptée aux spécificités du réseau Vinci -ASF.
La finalité de cette étude était d’identifier les ouvrages sur lesquels mener des investigations plus poussées. Plusieurs critères sont intégrés à l’évaluation pour donner un ordre de priorité aux ouvrages : ces critères sont liés :
- à l’aléa (données hydrauliques du cours d’eau et caractéristiques du sol du fond de lit, éléments relatif à la géométrie de l’ouvrage impactant localement les conditions d’écoulement…),
- à la vulnérabilité de l’ouvrage (données structurelles et état),
- aux enjeux présents et aux conséquences en cas de fermeture.
Le croisement des indices et niveaux de criticité et de risque permet de classifier les ouvrages en fonction du niveau de priorité pour intervenir. Pour chaque ouvrage, une fiche d’analyse présente les détails de l’analyse en relation avec les différents critères.
Ces travaux ont fait apparaître plusieurs enseignements, notamment que les ouvrages construits avant 1976, sur des cours d’eau sujets aux crues soudaines, ou reposant sur des sols meubles sont plus sensibles. Environ 10% du patrimoine a ainsi été classé comme ayant un risque élevé d’affouillement et nécessitant des investigations plus poussées qui permettront de définir les actions à mettre en œuvre.
La résilience face au vieillissement des structures et des matériaux qui les composent
Les méthodes d’analyse de risque développées par le Cerema
La méthode mise au point par le Cerema vise à repérer les points faibles du réseau qui présentent des risques de rupture, pour les consolider.
Celle-ci repose sur l’évaluation et le croisement d’indices de risque lié aux aléas (phénomène à l’origine du risque), aux vulnérabilités de l’ouvrage (sensibilité de l’ouvrage à un aléa) et aux enjeux existants (importance de l’ouvrage au sein du réseau), afin de définir un niveau de risque pour chaque ouvrage.
Le cas des VIPP, des buses, des murs, et applications territoriales
Les interventions suivantes ont permis de présenter plusieurs cas particuliers :
- Les ponts VIPP (viaducs à travées indépendantes à poutres précontraintes par post-tension) qui nécessitent une analyse de risques spécifique notamment pour la précontrainte qui peut être insuffisante et impacter la capacité portante du tablier. Un indicateur de vulnérabilité a été défini pour définir l’aptitude de l’ouvrage à rester en service et la sécurité de la structure.
- Les buses métalliques : l’analyse de risques pour les buses métalliques est présentée dans un guide dédié. Rapide à mettre en œuvre, elle prend en compte les risques de corrosion, d’affouillement, de stabilité du remblai, ou liés aux charges d’exploitation ainsi que les enjeux (trafic de la voie, déviations possibles…). L’analyse du réseau de la DIR Méditerranée (85 ouvrages) qui a été présentée, a montré que le nombre de buses à niveau de risque "élevé" est très important. Un travail a été mené pour prioriser les interventions en établissant une note de risque pour chaque ouvrage. Des études hydrologiques et hydrauliques peuvent compléter l’analyse pour déterminer si la capacité de débit au droit des ouvrages est suffisante.
- Les murs de soutènement en maçonnerie, qui sont souvent des ouvrages anciens et dont la surveillance doit être complétée par des analyses de la structure. Une méthode d’analyse de risque simplifiée est proposée pour définir, à partir d’éléments disponibles facilement et d’une évaluation simplifiée des aléas, de la vulnérabilité et des enjeux, un niveau de risque pour les différents types d’ouvrages. Une inspection sur place finalise l’analyse de risque. Un guide a été publié en 2021 pour réaliser l’analyse de risque des murs de soutènement en maçonnerie. Chaque mur est classé en fonction du niveau de risque, de la note IQOA, de la note pathologique (selon que les pathologies sont structurelles ou non) et de la possibilité ou non d’une alternative en cas de rupture. Des actions à court ou à moyen et long terme selon que les désordres concernent les matériaux ou sont structurels, peuvent être déterminées
Robustesse des ouvrages et principes de conception associés
Rappel des principes de robustesse
Le Cerema a présenté le concept de robustesse qui est la capacité d’une structure à résister à des actions plus ou moins importants malgré la perte d’un de ses éléments constitutifs, l’état des connaissances et la méthodologie pour déterminer la robustesse des structures, ainsi que des exemples d’applications opérationnelles.
La méthode pour déterminer la robustesse d’un ouvrage comprend trois étapes :
- Le recueil des données concernant cet ouvrage,
- Une première analyse structurelle pour sélectionner les éléments critiques et établir des scénarios de rupture
- La détermination de la capacité de l’ouvrage à rester intègre après la perte ou l’endommagement d’un ou plusieurs de ses éléments, par une approche itérative basée sur l’état-limite ELU accidentel.
Le concept de robustesse a été appliqué dans des contextes différents, comme l’application du principe de dimensionnement en capacité dans le cadre de la conception parasismique du pont de Rion-Antirion en Grèce, la conception du nouveau pont sur la rivière St-Etienne à la Réunion après la destruction du précédent par un cyclone, ou encore lors de la conception du pont de l’île de Ré, composé de 6 viaducs complètement indépendants.
Retours d’expériences sur la reconstruction d’ouvrages impactés par la tempête Alex
Suite aux inondations importantes dans les Alpes-Maritimes en octobre 2020, entraînant d’importants dégâts (70 km de routes départementales détruites, 32 routes coupées, 10 ouvrages d’art impactés) et à l’enclavement de certains endroits, le Cerema a réalisé plusieurs interventions pour installer des ouvrages d'art sur des axes stratégiques.
Afin de rétablir rapidement des pistes provisoires et une circulation même dégradée, il a été décidé compte tenu du contexte de reconstruire la départementale là où elle était en améliorant si possible les paramètres de résilience.
Les ponts seront reconstruits un peu à l’écart des anciens et conçus pour mieux résister aux prochaines crues ; d’autres ponts ont été installés de manière provisoire (ces ponts de secours peuvent être démontés et réutilisés) pour un rétablissement immédiat de la circulation.
Outre leur implantation, des choix techniques ont ainsi été faits pour la reconstruction des ponts, comme disposer leurs appuis en-dehors du lit de la rivière, l’augmentation des gabarits hydrauliques (+ 400%), un dimensionnement structurel pour répondre aux enjeux de stabilité… Le Cerema a procédé à un contrôle extérieur exigeant en cours d’exécution.
Le cas de l’ouvrage d’accès au tunnel de Tende a notamment été mis en avant : les ouvrages initiaux ont été emportés par la crue puis par un glissement de terrain. La reconstruction doit répondre à plusieurs difficultés comme la faible emprise au sol en raison de la pente montagneuse, le franchissement d’un vallon, le risque d’un nouveau glissement de terrain ou d’avalanches.
La double action mixte : l’exemple du viaduc innovant du Lot
Les ponts bipoutres mixtes en acier et béton associent les caractéristiques des deux matériaux ce qui renforce leur robustesse au niveau des travées (dalle en béton comprimée et poutres en acier tendues), mais pas au droit des appuis où les matériaux fonctionnent en quelque sorte "contre-nature" (béton tendu et acier comprimé). Ils représentent 15% des OA du réseau de l’Etat, et il s’agit d’une technique économique et rapide à mettre en œuvre.
Le Cerema a développé le premier pont routier à double action mixte pour la réalisation du viaduc du contournement de Mende, qui permet, au droit des appuis, de mieux répartir l’effort entre les matériaux acier et béton grâce à un hourdis inférieur en béton encaissant l’effort de compression.
Adapter les ouvrages aux nouveaux usages
Evaluer la capacité à supporter des convois exceptionnels lourds
Pour évaluer la capacité d’ouvrages à supporter le passage de convois exceptionnels lourds (pour lesquels les demandes sont de plus en plus fréquentes), la méthode de calcul intègre les données concernant la sollicitation imposée à l’ouvrage, sa conception, son état, et est complétée par une visite sur site. Des prescriptions pour le passage de convois de 100 à 400 tonnes sont ensuite formulées pour assurer la meilleure répartition des charges, le nombre et la position des convois correspondants.
Les principes généraux et le corpus réglementaire ont ensuite été rappelés, pour les ouvrages à construire ou pour l’évaluation des ouvrages existants.
L’exemple du pont des Florides
Ce pont à tablier métallique monotravée qui franchit le canal de Marignane a la particularité de supporter à la fois le fret ferroviaire (5 convois par jour) et un bus à haut niveau de service, et est positionné à côté et sur les mêmes travées que le pont de la route départementale.
L’ancien ouvrage qui présentait de nombreux désordres a été fermé temporairement, et le Grand port maritime de Marseille a fait appel au Cerema pour expertiser le pont existant et concevoir un ouvrage de remplacement.
Le pont a été conçu avec un tablier neuf sur les culées existantes qui ont été renforcées pour l’occasion, puis la métropole a fait part de son souhait de faire circuler aussi un bus à haut niveau de service sur cet ouvrage. Un marché public de recherche et développement a été passé pour déterminer les conditions de circulation en sécurité et adapter l’ouvrage au passage des bus.
Adapter un ouvrage à la circulation des tramways
Le Val’Tram de la métropole Aix-Marseille-Provence s’étend sur 14 km en site propre et comprend 87 ouvrages d’art neufs ou anciens. Une étude sur le dimensionnement des ouvrages anciens qui supportaient le passage de trains a permis de déterminer leur capacité portante. Certains ouvrages ont été réparés, d’autres reconstruits.
Les principes généraux pour l’adaptation des ouvrages à la circulation des tramways ont ensuite été présentés, alors qu’il n’existe pas de corpus normatif ou réglementaire sur la question. Un guide paraîtra prochainement sur l’adaptation des ouvrages existants à de nouveaux usages et à la cohabitation des différents usages sur les ponts.
Le cas de l’aménagement pour le passage des tramways fera partie des problématiques traitées dans ce guide.
Verbatims :
"Les gestionnaires de patrimoine OA sont directement exposés à la problématique du vieillissement de leur patrimoine et de l'impact du changement climatique. Les outils pour évaluer la résilience des OA constituent une aide précieuse à la prise de décisions."
"Sensibiliser le gestionnaire des routes sur l'importance voire la nécessité de réaliser des analyses de risques sur ses itinéraires dans le but de prioriser ses actions dans ses programmes d'entretien et de réparation a constitué un point fort indéniable de cette journée très riche."