3 avril 2023
Panneau de route à 80 km/h
B. Daval - Cerema
Sur les 1,1 million de kilomètres du réseau routier français, la partie route bidirectionnelle interurbaine s’élève autour de 360 000 km, soit environ le tiers du réseau routier français. C’est ce réseau qui historiquement était limité à 90 km/h. Entre 2013 et 2017, il rassemblait près des trois cinquièmes des tués sur la route.

Une évaluation d’une mesure de sécurité routière permet de clarifier la situation initiale et la situation après mise en place de la mesure qui peuvent être en décalage avec le ressenti individuel. Cela passe par la collecte de données spécifiques ou l’exploitation de données existantes. L’analyse de l’évolution entre les situations permet d’éclairer l’ampleur des changements que la mesure a provoqués. Enfin en utilisant des éléments de référence il est possible d’identifier ce qui relève de la mesure et ce qui relève de l’évolution du contexte général. En utilisant une échelle commune (monétaire), il devient ainsi possible de rassembler les évolutions constatées et de réaliser un bilan socio-économique de la mesure. 

En 2013, le comité des experts auprès du conseil national de sécurité routière a produit un rapport "Proposition d’une stratégie pour diviser par deux le nombre de personnes tuées ou blessées gravement d’ici 2020" . Il s’agit d’une contribution pour répondre à l’engament de la France pour la décennie 2010-2020. Parmi les mesures proposées, la réduction de la vitesse maximale autorisée (VMA) de 90 km/h à 80 km/h sur les routes interurbaines bidirectionnelles est celle qui apporterait la plus importante baisse de la mortalité routière. L’objectif principal de la mesure proposée était clairement la baisse de l’accidentalité. Cependant, une telle mesure n’a pas des effets uniquement sur l’accidentalité. L’approche socio-économique vise à y confronter cet apport en terme d’accidentalité aux autres effets.

 

La limitation à 90 km/h, un héritage plutôt qu'une construction scientifique

Si la mémoire collective a retenu l’absence de limitation de vitesse puis une limitation à 90 km/h sur le réseau interurbain non autoroutier, le choix du 90 km/h n’a pas été une évidence. Ainsi la limitation de la vitesse en France a connu des hésitations et une limitation qui a été fixée à 90 km/h puis 100 km/h puis de nouveau 90 km/h.

D’autres pays ont choisi d’autres limitations de vitesse. Ainsi les pays qui ont les meilleurs résultats en terme de tués par million d’habitants ont  choisi le 80 km/h qu’il s’agisse de la Norvège, de la Suisse ou du Japon. Le contexte en 1973 qui a conduit à l’adoption du 90 km/h était marqué par le choc pétrolier, une forte accidentalité, une vision reposant sur du tout voiture sans prise en compte des cyclistes du quotidien ou cyclotouristes, ni des piétons ou des deux-roues motorisés. A cette époque du choix du 90, les déplacements individuels hors voiture étaient en forte décroissance, limitant l’exposition des usagers vulnérables
 

route à 80 km/ h

 

La vitesse toujours présente dans les accidents sur les routes interurbaines en 2015

En 2013, le rapport des experts pointait que si l’item vitesse était un facteur présent dans 45% des accidents mortels en 2001, le déploiement des radars vitesses avait réduit cette part à 26% en 2010. 

Toutefois, le projet Sécubidi a permis d’approfondir l’analyse des accidents mortels de l’année 2015 sur le réseau bidirectionnel interurbain. 1600 parmi les 2200 tués sur les bidirectionnelles en 2015 l’étaient en section courante, dont 880 avec sortie de route, parmi lesquels 550 avec perte de contrôle du véhicule. Cette perte de contrôle s’explique pour partie par une vitesse pratiquée trop élevée, soit le tiers des cas tués sur routes bidirectionnelles avec présence d’un facteur vitesse.
 

Une analyse multithématique de la limitation à 80 km/h

panneau 80 km/h

En juillet 2018, la France a modifié la vitesse limite pour les routes bidirectionnelles par l’adoption du 80 km/h. Parallèlement, une évaluation de la mesure a été conduite par le Cerema.  La pandémie du Covid19 a perturbé fortement les déplacements en France du premier semestre 2020, tant en volume qu’en structure. Elle a compromis le recueil de certaines données sur le début d’année. Ce contexte a conduit à mener l’évaluation sur les 18 mois après la mise en œuvre de la mesure, soit de juillet 2018 à décembre 2019. 

Pour mener cette évaluation, dès avril 2018, une lettre de mission précisant les questions évaluatives et les indicateurs a permis de préciser une méthode. En effet, ce n’est pas, a posteriori, en fonction des résultats que les indicateurs doivent être définis, mais bien en amont de l’évaluation. La méthode retenue a été déployée autour de quatre thématiques :

  • les vitesses pratiquées,
  • l’accidentalité,
  • l’acceptabilité
  • les effets sociétaux.

Un calcul socio-économique a également été réalisé. Basée sur une approche scientifique, cette méthode a été soumise à la relecture d’experts nationaux et Internationaux. Le rapport a été traduit et est désormais une référence dans la communauté internationale en sécurité routière.

Pour construire cette évaluation, une première étape a consisté en une revue de la littérature scientifique, avec l’analyse des cas de changement des vitesses maximales autorisées dans plusieurs pays, en rassemblant les éléments sur les méthodes utilisées, les données et les résultats. 

Afin de mener cette évaluation, des données ont été relevées avec l’observatoire des vitesses pratiquées. Les temps de parcours types ont été analysés. Les données de l’accidentalité pour le réseau de l’expérimentation et le réseau non affecté par l’évolution de la vitesse maximale autorisée ont été exploitées. 4 vagues d’enquêtes auprès des usagers ont été également réalisées. L’ensemble a ensuite été utilisé pour le calcul économique.

Du côté des vitesses, en conformité avec la littérature scientifique une baisse de 3,4 km/h a été constatée sur les vitesses moyennes pratiquées par l’ensemble des usagers. Cette baisse s’inscrit dans la durée de l’évaluation. 
 

Comparaison de la distribution moyenne des vitesses des véhicules légers de juillet 2018 à décembre 2019 (VMA : 80 km/h) par rapport à juin 2018 (VMA : 90 km/h), données de l’observatoire VMA80 (Source : Cerema)
Comparaison de la distribution moyenne des vitesses des véhicules légers de juillet 2018 à décembre 2019 (VMA : 80 km/h) par rapport à juin 2018 (VMA : 90 km/h), données de
l’observatoire VMA80 (Source : Cerema)

 

Du côté de l’accidentalité, une baisse très significative de 12% du nombre de tués a été observée sur l’ensemble du réseau interurbain hors autoroute par rapport à l’évolution du nombre de tués sur les réseaux non concernés par le passage à 80 km/h. Soit sur 18 mois 331 vies sauvées sur le réseau "80" par rapport à la période de référence (2013-2017).

schéma des décès

 

L’allongement moyen des temps de parcours par kilomètre est de l’ordre de 1 seconde par kilomètre en comparant les données de véhicules flottants sur 3 mois en 2017 et 2019. Par contre, il n’a pas été repéré d’évolution dans l’écoulement du trafic, d’absence de création supplémentaire de pelotons de véhicules et de réduction du temps entre les véhicules qui se suivent.

L'état objectif de référence, un incontournable pour l’évaluation: le cas des temps de parcours.

Entre les années 70 et 2018, face à l’hécatombe de la mortalité routière (près de 18000 décès sur les routes en 1973) une évolution de fond a conduit à une réduction de fait du kilométrage de réseau interurbain continu pour lequel la limitation générique à 90 km/h est la seule appliquée. En effet, cette limitation est abaissée sur certaines portions des routes interurbaines par les autorités de police (président de conseil départemental pour les départementales, préfet pour les routes nationales, maires pour les voies communales) en présence d’une traversée piétonne, d’un carrefour, d’une courbe un peu serrée, ou pour la traversée de hameaux. Cet abaissement ponctuel des vitesses est nécessaire pour tenir compte de la dynamique des véhicules, de la visibilité et des distances de freinage, afin de prévenir les accidents et réduire l’énergie du choc (1/2 masse x vitesse x vitesse).

zone 30 à LilleL’abaissement des vitesses limites a été encore plus important en milieu urbain avec la généralisation du 50 km/h dès 1990 et la multiplication des zones 30 dans les traversées d’agglomération sous l’autorité des maires, impactant le temps de parcours de nombre de déplacements interurbains. En effet, malgré la réalisation de déviations d’agglomérations, l’étalement urbain a souvent rattrapé ces dernières qui se sont retrouvées intégrées dans le tissu urbain et soumises à des limitations de vitesses.

Ainsi, en 2018 hors du réseau autoroutier, le réseau interurbain est déjà fortement transformé. La réalisation d’un déplacement d’une trentaine de kilomètres consiste réellement le plus souvent en une succession de limitations de vitesse à 90 ou à 70 km/h pour les configurations interurbaines, ainsi que des traversées d’agglomération à 50 km/h avec des abaissements à 30 km/h. Le 30 km/h est réservé le plus souvent aux lieux où la vie urbaine est la plus développée. Cette limitation est accompagnée de giratoires, ralentisseurs, plateaux, coussins, chicanes, écluses et feux de régulation. A ceci s’ajoute toutes les configurations de la route (par exemple une route étroite et sinueuse) où la limitation générique de la vitesse reste à 90 km/h mais où la réalité des configurations empêche le conducteur de rouler à cette vitesse en sécurité (la limitation de vitesse indique un maximum à respecter et non la vitesse de circulation conseillée). 

Il convient également de prendre en compte la limitation de vitesse appliquée aux poids lourds qui est de 80 km/h. Sur de nombreuses sections de route, en fonction du trafic et de la configuration, les voitures doivent suivre pendant plusieurs kilomètres les poids lourds devant l’impossibilité de les dépasser en sécurité. En effet, le dépassement d’un poids lourd roulant à 80km/h, par une voiture respectant la limitation de la vitesse à 90 km/h nécessite une distance de plusieurs centaines de mètres, ce qui le rend difficile à réaliser en sécurité. 

Lors des enquêtes réalisées pour l’évaluation, alors que les répondants estimaient la perte de temps due à la nouvelle limitation de vitesse à 80 lm/h à 2 minutes sur un trajet de 50 km, l’analyse d’un historique de véhicules flottants montre que la perte réelle n'était en fait que de l’ordre de 50 secondes.

Du côté des impacts environnementaux de la mesure, les analyses ont montré que la mesure entrainait une légère diminution des principaux polluants atmosphériques et des nuisances sonores, bien que cette dernière ne soit pas perceptible par l’oreille humaine. Les résultats obtenus, bien que modestes, sont conformes à la littérature antérieure sur le sujet.

Du côté de l’acceptabilité, les enquêtes ont montré qu’elle n’a cessé de progresser au cours de la période d’évaluation. Ainsi, lors de la dernière vague d’enquête 52% des répondants qui avaient eu connaissance des résultats intermédiaires de l’évaluation étaient favorable à la mesure. Dans le même temps, la proportion des personnes qui étaient "tout à fait opposées" à la mesure est passée de 40% avant l’introduction de la mesure en avril 2018 à 20% en juin 2020.

Le bilan socio-économique est positif, il permet de rassembler les différents effets de la mesure, d’utiliser une échelle commune et de pouvoir ainsi les comparer. Ainsi, la comparaison de l’année 2017 à 2019 donne en terme de calcul économique un gain estimé à 700 millions d’euros sur une année. Même si cette traduction monétaire reste virtuelle, elle permet de dégager une tendance et de pouvoir comparer avec d’autres mesures qui pourraient être déployées. 

Le bilan socio-économique met en évidence une efficience certaine de la mesure qui présente un faible cout d’investissement ainsi que des résultats positifs en termes d’atteinte des bénéfices sociétaux par rapport aux couts sociaux. Les bénéfices sociétaux résident principalement dans les gains d’accidentalité (1,2 milliards €). Ils sont en cohérence avec l’effet attendu de la mesure. Le principal cout social de la mesure est lié aux pertes de temps de parcours (entre 720 et 920 millions €). Il est largement compensé par la réduction de l’accidentalité, auquel s’ajoute les bénéfices liés à la moindre consommation de carburants et à la baisse des émissions de CO2.
 

L’évolution de notre société renforce le questionnement sur les vitesses limites interurbaines

La lutte contre le changement climatique et la sobriété énergétique conduit à limiter et réduire les consommations d’énergie fossile. Les travaux sur les véhicules thermiques actuellement en circulation montrent que c’est dans les phases d’accélération que la consommation est la plus importante. La variation des limitations de vitesse est une conséquence de la variété des configurations rencontrées (environnement, usagers en qualité et en nombre) aboutissant à des accélérations et décélérations. Réduire la vitesse limite en interurbain peut permettre de réduire les accélérations et ainsi la consommation. 

La décarbonation des mobilités est un impératif pour lutter contre le changement climatique. Elle tend à développer les déplacements à vélo, vélo électrique et bientôt probablement des "vélauto", véhicules électriques intermédiaires à faible gabarit et poids, permettant d’abaisser les coûts, les besoins en matériaux, et l’énergie nécessaire pour se déplacer. Par rapport aux voitures, ces véhicules intermédiaires offriront une protection inférieure aux usagers car leur conception ne permettra pas la même absorption de l’énergie des chocs (ceinture, airbag, déformation de la partie avant du véhicule). Leur développement, s’il se réalise, nécessitera de questionner le niveau de limitation de vitesse sur les routes où ils circuleront pour cohabiter avec des voitures électriques et des poids lourds pour des questions de sécurité routière. 

 

Perspectives

Suite à la LOM (loi d’orientation sur les mobilités) une partie des conseils départementaux a choisi de remonter la vitesse limite à 90 km/h sur tout ou partie de leur réseau routier. Actuellement seule l’accidentalité a été suivie . Elle apporte une première réponse aux évolutions 2020 2021. Elle montre que le groupe des départements qui sont restés à 80 km/h connait une baisse de 12% de leur mortalité. Sur la même période le groupe des départements qui ont remonté la vitesse limite pour tout ou partie de leur réseau routier ont connu une stagnation de leur accidentalité.

Cette première approche bien qu’utile reste limitée car elle ne donne pas d’information sur les autres thématiques affectées par l’évolution des vitesses limites. Il serait souhaitable de réaliser dans le futur une évaluation socio-économique globale à l’instar de la première évaluation du 80 km/h afin d’avoir une vision claire sur les conséquences des décisions qui ont été prises tant nationalement que localement.