Actualité de l'Equipe projet de recherche AE : Acoustique de l’Environnement (composante de l'UMR AE)
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Si les nuisances sonores chez l’Homme font l’objet d’une attention et d’une règlementation particulière, l’évaluation et la prise en compte de l’impact des bruits anthropogéniques sur la faune sont des préoccupations relativement récentes. Ce retard de connaissance est d’autant plus marqué chez la faune marine. Depuis une dizaine d’années seulement, l’introduction d’énergie sonore dans les océans est considérée comme une forme de pollution sous-marine (cf. la loi Grenelle II pour l’environnement de 2010 et la directive européenne cadre-stratégie pour le milieu marin du 17 juin 2008).
En dehors de certaines régions maritimes encore épargnées par l’activité humaine comme l’océan Arctique où les glaces rendent les routes maritimes encore impraticables, l’ensemble des eaux du Globe est concerné par l’augmentation du niveau sonore lié aux bruits anthropiques.
Comprendre l'impact de la pollution sonore sous-marine sur les cétacés
Les mammifères marins et particulièrement les espèces de l’ordre des cétacés (qui comprend les mysticètes ou cétacés à fanons, et les odontocètes ou cétacés à dents) comptent parmi les espèces les plus touchées. En effet, il s’agit d’espèces très actives vocalement et ce, dans de multiples contextes comportementaux en lien avec des fonctions vitales, et dont la perturbation des systèmes de production et réception (par la manifestation de modifications physiologiques et/ou comportementales) peut avoir des conséquences sur leur survie.
Les bruits anthropogéniques sont problématiques sous deux aspects:
- D’une part lorsqu’ils sont émis à de fortes intensités sonores, ils peuvent conduire à des effets physiologiques transitoires ou permanents, tels qu’une augmentation du niveau de stress, ou l’altération de l’audition.
- D’autre part, lorsque leur bande de fréquences recouvre partiellement ou totalement celle des signaux émis par les animaux, cela peut entraîner un phénomène de masquage et altérer l’efficacité des systèmes de communication et/ou d’écholocation des animaux.
Ces perturbations peuvent avoir des conséquences importantes sur l’expression de comportements impliqués dans l’accomplissement de fonctions vitales comme ceux nécessaires à la reproduction ou à la recherche de nourriture.
Les progrès technologiques réalisés ces vingt dernières années en bioacoustique sous-marine ont rendu possible de suivre le comportement des cétacés dans leur milieu naturel, et de quantifier ainsi les changements comportementaux induits par des stimuli sonores tels que ceux générés par des sources anthropiques.
Les travaux du Cerema
Charlotte Curé, chercheur en Bioacoustique au Cerema, travaille depuis plus de 10 ans sur le concept d’interprétation et de prédiction des effets du bruit chez les cétacés, par comparaison au modèle d’anti-prédation. En effet, la plupart des cétacés sont eux-mêmes la proie d’une autre espèce de cétacé, l'orque.
Interpréter une modification de comportement en réponse à une exposition sonore comme une "perturbation", nécessite, au préalable, de connaître la réaction lors d’une situation naturelle stressante. L’inventaire des réactions comportementales des cétacés en réponse à des expériences de diffusion sonore (communément appelés experiences de “playback”) de sons d’orques prédatrices a permis de constituer, pour chaque espèce, un modèle de référence définissant les manifestations d’un comportement "perturbé" exprimé lors de la détection d’un stimulus naturel menaçant tel que celui d’un risque de prédation immédiate (Curé et al. 2012, 2013, 2015; 2019).
Ce modèle de référence espèce-spécifique a été utilisé comme outil de comparaison, pour indexer et interpréter la signification biologique des changements de comportement exprimés en réponse au bruit (Curé et al. 2016, Isojunno, Curé et al. 2016).
Une étude récemment publiée dans le journal PNAS, et réalisée par le consortium de recherche 3S (Sea mammal, Sonar, Safety [1]) dont Charlotte Curé, chercheur au Cerema, fait partie, montre que les réponses aux sons de prédateurs prédisent la sensibilité des cétacés au bruit anthropique.
Présentation de l'étude :
L’étude s’est appuyée sur la théorie du risk-disturbance hypothesis qui prévoit que les stimuli anthropiques peuvent générer le même type de compromis coût-bénéfice que celui d’un risque de prédation, où les animaux ont le choix entre poursuivre leurs activités fonctionnelles telles que celles en lien avec l’alimentation, ou éviter la menace perçue (Frid and Dill 2002).
Guidés par ce concept, les chercheurs ont testé l'hypothèse que les effets du bruit peuvent être similaires à ceux induits par une menace de prédation, et que ces effets sont variables d’une espèce à l’autre en fonction du risque de prédation à laquelle chaque espèce est confrontée.
Au cours de plusieurs expéditions à bord d’un navire de recherche en Atlantique Nord (Norvège, Spitzberg, Jan Mayen), des balises munies de capteurs ont été fixées sur le dos de cétacés (n=43 individus) à l’aide de ventouses, afin d’enregistrer les sons et les mouvements associés à la recherche de nourriture. L’activité alimentaire des animaux a pu être ainsi quantifiée, et la perturbation éventuelle de cette activité en réponse à des expositions de sonar ou de sons d’orques prédatrices a été mesurée.
Premièrement, les analyses réalisées espèce par espèce, ont montré que l’exposition au signal anthropique (ici le sonar) a généré chez les 4 espèces testées, une diminution du temps passé à se nourrir équivalente à celle induite lors d’une exposition aux sons prédateurs (sons d’orques).
Deuxièmement, les résultats indiquent que le degré d’altération du comportement alimentaire varie selon l’espèce. Les baleines à bec communes (Hyperoodon ampullatus) ont exprimé la réponse la plus sévère en arrêtant complètement de se nourrir, suivies par les baleines à bosse (Megaptera novaeangliae), les globicéphales noirs (Globicephala melas) et les cachalots (Physeter macrocephalus) qui ont réduit de moitié leur temps passé à rechercher de la nourriture.
Les auteurs expliquent que la sensibilité auditive relative à chaque espèce ne suffit pas à expliquer ces résultats. En effet, si ce facteur était prédominant, la baleine à bosse spécialiste des basses fréquences aurait été la plus sensible au sonar utilisé dans l’étude (1 à 4kHz). Au lieu de cela, les auteurs suggèrent que les réponses spécifiques des espèces au sonar ont été façonnées par la manière dont ils se sont adaptés à répondre aux menaces de prédation.
Ainsi, ces stratégies anti-prédatrices auraient permis aux espèces ayant des moyens de défenses limités - comme c’est le cas des baleines à bec communes - de survivre face aux pressions de prédation par les orques. Ces réponses se seraient généralisées pour être déclenchées par d’autres types de menaces potentielles détectées dans l’environnement, tels que les bruits anthropiques.
Les informations apportées par cette étude sont transposables à l’étude d’impact d’autres sources de bruit et pourront aider à prédire les espèces les plus vulnérables au bruit – notamment en Arctique où l’activité anthropique et le risque de prédation augmentent à mesure que la banquise diminue.
[1] consortium regroupant les instituts de recherche Cerema France, University of St Andrews Ecosse, FFI Norvège, TNO Pays-Bas, WHOI USA.