Dominique Mignot,
président de l'IRTAD
co-pilote du PEPR (Programme et équipements prioritaires de recherche) "Ville Durable Bâtiments Innovants" coordonné par le CNRS et l’Université Gustave Eiffel
QUESTION : Vous présidez l'IRTAD (International Traffic Safety Data and Analysis Group). Quels sont les objectifs promus par cette organisation ?
L'IRTAD (International Traffic Safety Data and Analysis Group) est un groupe de travail permanent sur la sécurité routière, du comité recherche transport du Forum International des Transports de l’OCDE. Il vise à faire progresser les connaissances internationales en matière de sécurité routière et à contribuer à la réduction du nombre de victimes de la circulation. Avec 80 membres et observateurs dans plus de 40 pays, l'IRTAD est devenu une force centrale dans la promotion de la coopération internationale sur les données relatives aux accidents de la route et leur analyse. L’IRTAD produit depuis 1988 la base de données internationale sur la circulation et les accidents de la route, disponible pour les abonnés via le portail statistique de l’OCDE. Cette base de données recueille et agrège des données internationales sur les accidents de la route ; elle fournit ainsi une base empirique pour les comparaisons internationales et pour des politiques de sécurité routière plus efficaces. La base comprend des données validées pour 35 pays. La publication phare de l’IRTAD est le rapport annuel sur la sécurité routière qui publie les données les plus récentes et présente les évolutions globales, ainsi que par pays, à court et moyen terme.
QUESTION : Voyez-vous des enjeux particuliers en matière de données sur la sécurité routière au niveau international ?
Je tiens à préciser en tout premier lieu qu’il ne peut pas y avoir de politique de sécurité routière sans connaissance préalable de l’état des lieux en matière d’accidentalité, de mortalité et de morbidité. Des données exhaustives et fiables en la matière sont la condition sine qua non permettant d’identifier les enjeux, de mettre en place les politiques adéquates (tant au niveau national que local) et de les évaluer.
Les enjeux en matière de données sur la sécurité routière sont multiples. Il y a tout d’abord des enjeux en matière de collecte de données. Si de nombreux pays collectent les données d’accidentalité et de mortalité, notamment grâce aux forces de police (et de gendarmerie en France) et aux données hospitalières, ce n’est pas le cas dans tous les pays. Collecter de bonnes données suppose des moyens dédiés tant humains que financiers. L’IRTAD développe des jumelages pour des pays qui souhaiteraient expertiser et améliorer leur système de collecte.
Il y a également un enjeu particulier sur les blessés graves ou légers : ils font l’objet globalement d’une sous-déclaration dans les bases de données, notamment parce que les forces de police ne sont pas toujours appelées pour de « petits accidents » ou parce que les blessures ont des conséquences sur le long terme, qui ne sont pas toujours identifiées au moment de l’accident. Il y a également d’autres raisons, mais les décrire ici serait trop long. Cette sous-déclaration a conduit de nombreux pays, dont la France, à faire des estimations basées notamment sur les données hospitalières (à partir du Registre du Rhône pour la France).
Un groupe de travail de l’IRTAD a été lancé en 2024 sur la question des blessés graves, visant à consolider l’identification, la comptabilisation et la comparaison internationale.
Il ne peut pas y avoir de politique de sécurité routière sans connaissance préalable de l’état des lieux en matière d’accidentalité, de mortalité et de morbidité.
QUESTION : Où en est la sécurité routière au niveau mondial et quels sont les grands enjeux actuels ?
Selon le Global status report on road safety 2023 (OMS, 2024), ce sont autour de 1,19 millions de morts dans le monde par an. L’objectif partagé au niveau mondial (ONU, OCDE, OMS, et de nombreux pays dont la France) depuis quelques années est de réduire de 50% le nombre de morts et le nombre de blessés graves à l’horizon 2030. Au-delà de l’objectif chiffré lui-même, dont on voit aujourd’hui que l’on aura du mal à l’atteindre, l’enjeu est éminemment politique en incitant les gouvernements à prendre à bras le corps cette question de la sécurité routière.
La mortalité routière a augmenté en 2022 après les deux années de baisse dues au covid en 2020 et 2021. Néanmoins, comme cela a bien été montré dans le dernier rapport IRTAD (2023), la bonne nouvelle est que dans de nombreux pays (parmi les 35 pour lesquels les chiffres sont disponibles), le nombre de tués en 2022 a continué à baisser par rapport à 2019 et aux années précédentes. Toutefois, les tendances décennales montrent également que cette baisse est parfois très faible, rappelant par là-même la nécessité de relancer des politiques volontaristes en matière de sécurité routière.
De nombreux pays ont pour cela adopté une approche « système sûr » ou vision zéro qui vise à faire en sorte d’empêcher tout accident mortel ou avec blessé grave, dû à des défaillances du système de déplacement. Dans le cadre d’un groupe de travail auquel le Cerema contribue directement, l’OCDE a publié récemment un rapport actualisant et opérationnalisant l’approche système sûr (OECD/ITF, 2022). Un web-outil est en préparation pour sensibiliser et renforcer les connaissances des acteurs publics et privés.
L’objectif partagé au niveau mondial (ONU, OCDE, OMS, et de nombreux pays dont la France) depuis quelques années est de réduire de 50% le nombre de morts et le nombre de blessés graves à l’horizon 2030.
QUESTION : Comment se situent l’Europe et la France en matière de sécurité routière ?
Par rapport à ces tendances globales identifiés pour les 35 pays dans la base IRTAD, les pays européens, même s’ils ne sont pas homogènes, ont des taux de mortalité plutôt faibles à l’échelle internationale.
En 2022, sur les dix pays ayant le taux de mortalité le plus faible, 9 sont en Europe, dont l’Islande, la Suède et la Norvège pour les trois meilleurs. La France se situe au 18ᵉ rang (sur les 35 pays de la base IRTAD), au même niveau que le Canada.
Si on s’intéresse à l’évolution sur 10 ans, sur la période 2012-2022 (hors années covid 2020 et 2021), la plus grande partie des pays de la base IRTAD montrent une baisse de la mortalité. Tous les pays européens ont vu leur mortalité routière baisser à l’exception des Pays – Bas qui ont eu une année 2022 particulièrement difficile. On peut également noter que 5 pays ont même une réduction de la mortalité sur cette période de plus de 30% (Japon, Grèce, Belgique, Slovénie et Autriche), attestant par là qu’il y a des marges possibles.
Pour 2023 en France, selon l’ONISR (2024), 3 398 personnes sont décédées sur les routes, dont 3 167 en France métropolitaine, soit 100 tués de moins qu’en 2022. Le nombre de blessés graves M.AIS3+ s’établit à 16 000 et le nombre de blessés hospitalisés non graves et légers à environ 219 000. L’enjeu blessé grave est ainsi très important en France comme en Europe, avec un facteur 5 entre le nombre de blessés M.AIS3+ et le nombre de morts en France en 2023, un facteur 4 en Finlande en 2022 et un facteur 8 en Suède en 2022 et 2023.
QUESTION : Certains évoquent pour la France un seuil de 3 000 morts par an en dessous duquel il ne serait pas possible de descendre. Qu’en pensez-vous ?
Je ne crois pas que l’on puisse évoquer un quelconque seuil indépassable ! L’exemple de pays comme la Suède, la Norvège ou les Pays-Bas montre que l’on peut très fortement réduire la mortalité et par analogie descendre au-dessous des 3 000 morts en France.
Une grande différence entre la France et ces pays du nord concerne les deux-roues motorisés (2RM) qui sont très présents en France et peu chez nos collègues du Nord de l’Europe. Or il faut rappeler que les 2RMs représentent en France moins de 2% du trafic motorisé, mais 22% de la mortalité, 33% des blessés graves et 39 % des blessés qui auront des séquelles encore un an après l’accident (ONISR, 2024). Il y a donc là un enjeu particulier pour la France.
Concernant les autres facteurs de risque, des politiques comme le contrôle automatisé ont été mises en place avec succès et doivent être suivies voire amplifiées. On retrouve là le lien très fort entre la vitesse et le risque d’accident et entre la vitesse et la mortalité ou la morbidité.
Bien évidemment la question du comportement sur la route est également à prendre en compte, et en France comme dans les autres pays européens, l’utilisation du téléphone au volant est problématique …
Je ne crois pas que l’on puisse évoquer un quelconque seuil indépassable !
QUESTION : De quelles marges de progrès dispose la France pour améliorer ses résultats (en termes de nombre de tués et de blessés graves), notamment vis-à-vis des pays en pointe sur le sujet ?
Il est difficile de répondre à cette question qui prolonge la précédente. Nous avions fait cet exercice au sein du comité des experts auprès du Comité national de la sécurité routière (CNSR) en 2013 (Laumon B., Coord.), et nous avions ainsi estimé qu’une réduction de la vitesse à 80 km/h devait permettre d’épargner entre 200 et 450 vies (selon les hypothèses). Réduire la fréquence des alcoolémies non réglementaires devait là encore selon les hypothèses permettre de gagner entre 250 et 600 vies. Enfin, réduire le risque lié aux obstacles latéraux devait permettre d’épargner entre 120 et 170 vies.
L’exercice n’a pas été actualisé, mais l’évaluation du Cerema (2020), ainsi que les travaux de recherche de Carnis et Garcia (2024), concluent que l’abaissement de la vitesse maximale autorisée à 80 km/h a permis d’épargner entre 300 et 350 vies en France, validant en quelque sorte les estimations faites en 2013.
Ces quelques chiffres montrent donc très bien que des marges existent, mais qui nécessitent une politique volontariste et continue. Une évaluation serait à faire pour la France sur les gains potentiellement obtenus par un meilleur respect des règles du code de la route, au-delà même des questions vitesse et alcool. Il faut aussi toutefois noter que de nouvelles pratiques peuvent conduire à de nombreux accidents comme avec les EDP (Engins de Déplacements Personnels) qui étaient encore peu développés au début des années 2010.
Pour conclure, je dirais donc que oui il y a encore des marges en matière de réduction de l’accidentalité, de la mortalité et de la morbidité, et qu’il n’y a pas de seuil incompressible.