Quelle formation avez-vous suivie ?
J’ai suivi une formation d’ingénieur en génie civil à l’Ecole Nationale d’Ingénieurs de Gabès, en Tunisie. J’avais toujours dit que je m’arrêterais au niveau ingénieur, mais mon stage de fin d’études réalisé à l’Institut de Recherche en Génie Civil et Mécanique1 (GeM), à Saint Nazaire, m’a fait découvrir une autre facette du génie civil ainsi que les activités de recherche en laboratoire. J’ai donc effectué un master 2 Recherche à l’Ecole Centrale Paris, puis un doctorat spécialisé en génie civil au GeM, entre 2006 et 2009.
Parlez-nous de vos travaux de thèse.
Ma thèse, soutenue en novembre 2009, a pour sujet « Transfert dans les bétons non saturés – Influence des laitiers et de l’endommagement mécanique ». J’ai un penchant pour le matériau béton. Développé sans cesse depuis sa création à la fin du XIXe siècle, le béton armé est aujourd’hui le matériau de construction le plus répandu dans le monde. En zone littorale, ce matériau est particulièrement exposé aux actions de l’eau de mer, riche en agents agressifs. Ces agents, notamment les chlorures, peuvent pénétrer dans le béton d’enrobage, du fait de la porosité du matériau, et amorcer la corrosion des armatures d’acier, amoindrissant ainsi sa résistance, voire sa stabilité. La durabilité de ce matériau constitue donc un enjeu scientifique et industriel majeur dans le domaine du génie civil.
Outre la maîtrise de la durabilité des bétons, la problématique du développement durable en matière de conception, de formulation et de mise en œuvre des bétons est devenue en quelques années un défi tout aussi majeur pour le monde scientifique et l’industrie de la construction.
C’est dans ce contexte que mes travaux de thèse ont été menés. Ils traitent du transfert des chlorures dans les bétons à base de laitiers des hauts fourneaux, sains et endommagés, situés en zone de marnage2. L’objectif est d’allier durabilité et écologie, en baissant le dosage en ciment tout en améliorant la durabilité du béton.
Quel a été votre parcours en tant que chercheur ?
Après ma thèse, j’ai brièvement occupé un poste d’Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche (ATER). Et en 2010, j’ai intégré le Cerema après avoir réussi le concours de chargé de recherche. Au départ électron libre, j’ai travaillé à la création d’un laboratoire de recherche à Sourdun. J’avais conscience qu’il fallait, au-delà de l’acquisition d’équipements, m’entourer d’une équipe dédiée à la recherche. Ce fût un travail de longue haleine, qui a demandé une synergie entre tous les acteurs impliqués et un investissement important de tout le personnel afin de créer un laboratoire ex nihilo.
Dans le cadre de la structuration de la recherche au Cerema, j’ai participé à la préfiguration et ensuite à la création, en 2017, de l’équipe de recherche Durabilité, Innovation et valorisation des Matériaux Alternatifs (DIMA) – du Cerema. Je suis le responsable du groupe DIMA Île-de-France, composé de 7 permanents et de plusieurs stagiaires, doctorants et post-doctorants. Avec l’autre groupe DIMA, basé au Cerema Méditerranée, nous formons donc l’équipe de recherche. J’en suis le responsable adjoint, la responsable en est la cheffe du groupe basé à Aix-en-Provence. Depuis que nous avons créé cette équipe, nous avons progressivement changé de dimension, en voulant toujours aller plus loin et évoluer, au niveau national et international.
Ainsi, en janvier 2020, l’équipe DIMA s’est associée au laboratoire Formulation, Microstructure, Modélisation et Durabilité des matériaux de construction (FM2D) de l’Université Gustave Eiffel, donnant lieu à une équipe de recherche commune (ERC). Cette équipe a évolué, en janvier 2022, en Unité Mixte de Recherche Matériaux pour une Construction Durable (UMR MCD), pour laquelle je suis Directeur délégué pour le site de Sourdun. Parallèlement à ces activités d’animation, j’ai continué à développer mes activités de recherche sur la durabilité et la valorisation des matériaux alternatifs.
Tout au long de mon parcours, j’ai été animé par une volonté de transférer les résultats de mes travaux de recherche vers des projets appliqués au développement de l’économie circulaire. Cela s’est traduit par plusieurs actions, soit d’animation, soit d’expertise.
Mon souci pour la transmission se traduit aussi à travers mon parcours académique, puisqu’en octobre 2020, j’ai soutenu mon habilitation à diriger des recherches (HDR) à l’Université Paris-Est à Marne-la-Vallée. Son intitulé résume bien ce qui m’anime depuis toutes ces années : Contribution au développement des matériaux cimentaires à faible impact environnemental, dans une démarche d'économie circulaire : du matériau à l'ouvrage.
Aujourd’hui, le laboratoire de Sourdun est une référence dans les domaines de la durabilité et du recyclage des bétons.
Amor Ben Fraj et quelques membres de son équipe dans la salle de lixiviation. De gauche à droite : Véronique Queyrat, Hamza Beddaa, Amor Ben Fraj et Jérôme Carriat © Cerema
Quels sont vos domaines de compétences scientifiques ?
La durabilité des matériaux alternatifs. « Durabiliste » de formation, l’enjeu d’adapter le secteur de la construction à ce qui est devenu une demande sociétale et économique – réduire l’empreinte écologique du béton tout en maintenant voire améliorant la durabilité des ouvrages – m’a toujours attiré et c’est pourquoi j’ai orienté mes recherches afin de répondre aux défis environnemental et sociétal, en contribuant au développement de matériaux à base de produits alternatifs, tout en m’intéressant à leur durabilité.
Dans un contexte, marqué par la rareté des ressources naturelles, la demande en granulats –comme matériaux de construction – ne cesse de croître. À titre d’exemple, en Île-de-France, on importe quasiment la moitié des granulats entrant dans la composition des bétons. Certains matériaux, comme les granulats recyclés et les sédiments de dragage, sont peu ou pas utilisés, alors qu’ils pourraient être transformés en granulats valorisables dans le béton. Un travail de recherche conséquent est nécessaire pour démontrer, de manière scientifique, la faisabilité technique des matériaux alternatifs qui soient, au moins, aussi durables que les matériaux conventionnels. Ce sujet a guidé mes réflexions et les aspects à explorer, dans le cadre du montage et de la conduite des projets à différents niveaux : régional, national et européen.
Mes recherches sont orientées vers le développement de matériaux à base de produits alternatifs qui soient au moins aussi durables que les matériaux conventionnels.
Vos travaux ont-ils abouti à des projets de R&D avec des entreprises ?
C’est l’essence même des travaux menés au sein de l’équipe de recherche : répondre à un besoin du terrain, souvent en lien avec les entreprises. En recherche appliquée, le chercheur est amené à traduire la problématique du terrain en question scientifique, qu’il traite en profondeur, avant de proposer une solution qui soit éventuellement transférable aux entreprises du domaine.
Les travaux que j’ai menés avec mon équipe pendant quelques années au laboratoire, mais également dans le cadre du projet national RECYBETON – « Le RECYclage complet des BÉTONs » – ont permis de mieux comprendre l’effet des granulats recyclés sur le comportement du béton et de démontrer la faisabilité des ouvrages à base de granulats recyclés. Les efforts conjugués de 47 partenaires durant les six années de ce projet, impliquant des maîtres d’ouvrage, des entreprises de construction, des producteurs de matériaux, différents bureaux d’ingénierie, des assureurs et, bien sûr, des organismes de recherche, ont abouti à la production d’un ouvrage scientifique3 et de recommandations opérationnelles4. Dans ces recommandations, des propositions d’évolutions normatives sont présentées, avec des taux de recyclage plus élevés et qui concernent toutes les classes d’exposition. Il est aussi proposé de mieux valoriser le recyclage en prenant en compte son intérêt dans la préservation des ressources naturelles, dans les analyses de cycle de vie.
Les travaux au sein du projet SEDIFLUV – « Mise en œuvre d’une méthodologie économiquement viable pour la valorisation des SEDIments FLUViaux sur site dans un contexte de développement durable » – sont par exemple 100 % Carnot. Ce projet de recherche appliquée, de 2016 à 2020, était en partenariat avec le Conseil Régional Île-de-France, Voies Navigables de France et la société Clamens. Un producteur du béton et une usine de préfabrication y ont également participé. L’objectif principal était d’identifier les solutions technico-économiques et environnementales optimales pour une valorisation de sédiments au sol. Il s’agissait de démontrer la faisabilité d’incorporation de sédiments lors de la mise en œuvre d’éléments en béton. Le projet s’intéressait en particulier à des structures de plateformes logistiques portuaires visant un circuit court de valorisation ainsi que la production d’éléments de bétons de voirie. Les valorisations développées étaient évaluées sur des bases techniques, économiques et environnementales.
De 2017 à 2020, le projet Interreg européen SeRaMCo – Secondary Raw Materials for concrete precast Products – rassemblant 11 partenaires de 5 pays différents5, traitait de la valorisation des matériaux recyclés, notamment les fines, dans les bétons préfabriqués. Plusieurs industriels y ont participé : PREFER, Tradecowall, Vicat, Beton - Betz GmbH. Le Cerema était en charge des sujets concernant la durabilité ainsi que de l’analyse de cycle de vie des bétons à base de fines / granulats recyclés. Nous avons par ailleurs assuré le suivi des éléments démonstrateurs qui ont été mis en œuvre.
Enfin nous collaborons actuellement avec le groupe ParexLanko / SIKA et la société Clamens dans le cadre du projet PIA 36 SAND, financé par l’ADEME. Ce projet, d’un niveau de TRL 8, a pour objectif de produire et de mettre sur le marché un mortier d’enduit à base de sables recyclés.
En recherche appliquée, le chercheur est amené à traduire la problématique du terrain en question scientifique.
Visite de la plateforme de recyclage Clamens, à l’occasion d’une réunion de suivi du projet SAND. De gauche à droite : A. Ben Fraj (Cerema), J. Gouy-Pailler (Parex / Sika), A. Cudeville (Clamens), J. Soudier (Parex / Sika) et P. Léonardon (Ademe) © Cerema
Une fierté professionnelle ?
Chaque défi relevé est une fierté ! Mais ma principale fierté, c’est ce qu’est devenu le laboratoire de Sourdun. Aujourd’hui, c’est pour moi le plus beau laboratoire du Cerema !
Sans oublier notre Unité Mixte de Recherche qui vient d’être créée, avec nos collègues de l’université Gustave Eiffel. Un travail chronophage, mais ô combien indispensable pour la visibilité de nos travaux et nos chercheurs.
Quelles sont les qualités requises pour réussir en tant que chercheur ?
La curiosité, la persévérance et l’humilité.
Si vous deviez vous décrire en trois adjectifs ?
Pugnace, ouvert et bienveillant.
La recherche, c’est aussi un travail d’équipe. On n’en fait pas seul dans son coin. Il faut échanger, confronter son point de vue et avoir de la considération pour les idées des autres. Je suis quelqu’un d’ouvert et pour qui l’humain occupe une place importante.
Le Cerema est labellisé institut Carnot avec Clim’adapt : qu’est-ce que cela représente pour vous en tant que chercheur au Cerema ?
C’est très important pour moi que la recherche soit mise au profit des entreprises, et le label Carnot attribué au Cerema a permis de concrétiser cela de façon plus visible et officielle. Ce label nous crédibilise, il joue un rôle important dans la construction et la consolidation de la passerelle recherche-entreprise et donne du sens à nos travaux de recherche, menés en amont.
Le mot de la fin ?
Le secteur de la construction est soumis chaque jour un peu plus à des défis en terme de soutenabilité écologique. Dans ce contexte, les travaux de recherche que nous menons constituent un enjeu majeur pour les années à venir. Nous devons allier ambition et pragmatisme pour répondre aux besoins du terrain et aider également les collectivités et les industriels à faire face à ces défis, notamment ceux relatifs à la réduction de l’empreinte carbone des matériaux de construction et à la préservation des ressources naturelles. Nous devons agir, tous ensemble, afin de préserver notre planète pour les générations futures. Comme l’a dit Antoine de Saint-Exupéry : « Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants. »
1 Le GeM est une Unité mixte de recherche de Centrale Nantes, l’Université de Nantes et du CNRS (UMR 6183).
2 La zone de marnage est la partie du bord de mer ou d’une berge de fleuve côtier alternativement immergée et émergée, du fait de la marée.
3 De Larrard F. et Colina H., Le béton recyclé, Les collections de l’IFSTTAR, 2018 –ISBN 978-2-85782-747-4.
4 Comment recycler le béton dans le béton, recommandations du projet national RECYBETON, 2018,74 pages.
5 Allemagne, Belgique, France, Luxembourg et Pays-Bas.
6 PIA : Programme d'investissements d’avenir.