L’intensification des usages est l’un des fondements de l’urbanisme circulaire. Développé par l’urbaniste Sylvain Grisot dans son Manifeste de l’urbanisme circulaire [1], ce modèle transpose les principes de l’économie circulaire à la manière de "faire la ville", en réponse à l’artificialisation des sols.
L'intensification des usages, une notion large
Il identifie alors quatre boucles pour encourager une circularité au sein de la fabrique urbaine : recycler, densifier, transformer, intensifier.
Ces notions concernent deux échelles :
En s’appuyant notamment sur les définitions de Ville et Aménagement Durable [6] et de Bouygues Construction [7], le Cerema distingue deux sous-genres à l’intensification d’usage :
- La mutualisation consiste à partager un espace pour des usages identiques à des heures différentes. Par exemple, un gymnase partagé entre une école et des associations sportives, ou encore une cantine mutualisée entre une école et un EHPAD.
- L’hybridation signifie le partage d’un espace pour des usages différents, rendu possible par "une liberté de l’espace" et une "indétermination des usages". On peut citer par exemple une cantine dans une école pensée pour servir également de salle de réunion pour des associations le soir. Cette notion d’hybridation concerne également des usages différents et simultanés dans le cas des tiers-lieux. Présents en ville comme dans les espaces ruraux et périphériques, ils "mutualisent les espaces et hybrident les activités pour favoriser la coopération". Les tiers-lieux s’élevaient au nombre de 3 500 en 2022 (France Tiers Lieux), dont la majorité était des coworkings. L’hybridation est permise par la polyvalence du lieu.
L’intensification des usages pour répondre aux enjeux actuels
Les collectivités sont aujourd’hui confrontées aux enjeux de sobriété foncière (Zéro Artificialisation Nette) et énergétique, alors que dans le même temps, on observe une occupation des bâtiments qui pourrait être largement optimisée. Dans les écoles, le temps d’occupation sur une année s’élèverait par exemple à seulement 20 % [8].
La transformation des méthodes et des espaces de travail dans le tertiaire (télétravail, flex office...) vient conforter cet état de fait. Ces enjeux nécessitent de trouver des alternatives à nos modes de vie et pratiques actuels dans les bâtiments.
L’intensification des usages apparaît alors comme une solution porteuse. En diminuant les besoins de construire des mètres carrés supplémentaires, des économies substantielles pourraient être réalisées : sur les coûts de construction, sur le besoin en ressources (matériaux, énergie...), sur les dépenses de fonctionnement, notamment en termes d’énergie, mais aussi en termes d’émissions de GES. En outre, c’est éviter une artificialisation supplémentaire des sols naturels ou agricoles, aujourd’hui devenus précieux.
Du point de vue social, comme le dit Sylvain Grisot, intensifier les usages serait une manière d’encourager le partage, la création de liens et de nouvelles formes de solidarités qui implique "un changement de paradigme de l’ensemble des acteur".
Des collectivités avancées dans la réflexion
En France comme à l’étranger, des collectivités se sont intéressées au sujet de la chronotopie pour mieux encadrer le partage des espaces urbains et des bâtiments et depuis les années 2000, elles sont nombreuses à s'être dotées d’un service spécialisé appelé "bureaux des temps". Rennes a été pionnière avec, en 2003, la décision de décaler le début des cours à l'école d’un quart d'heure afin d’éviter l'afflux dans les transports en commun.
A Paris, dans le cadre du dispositif de la Ville du quart d’heure [9], les cours d’écoles et de collèges, et les crèches ouvrent depuis 2021 leurs portes aux familles les samedis, pour leur proposer des activités artistiques ou sportives. La Ville de Paris s’appuie d’autre part sur les réflexions menées par le géographe Luc Gwiazdzinski sur la "haute qualité temporelle" pour expérimenter l’intensité des usages dans le quartier Bercy Charenton. Cette approche prône une multi-occupation continue des bâtiments afin de ne pas gaspiller l’espace [10].
Enfin, Eléonore Slama, maire adjointe dans le 12ème arrondissement de Paris, a pour projet la création d’un "Club des villes intenses" et la publication d’un guide pratique sur l’intensification des usages pour aider les collectivités à s’emparer du sujet [11]. La collectivité développe ainsi une méthode concrète [12] pour favoriser le "multi-usage" impliquant :
- la pré-identification des types de locaux adaptés ;
- l’analyse fonctionnelle des usages existants et de possibilités de multi-usage (créneaux horaires disponibles) ;
- la préparation des conditions logistiques pour sa mise en place (réglementation ERP, règles de sécurité incendie, gardiennage, gestion des accès…)
- la vérification du cadre juridique et budgétaire du multi-usage (notamment établir des conventions entre la mairie et les associations)
- la gestion des demandes et l’attribution des créneaux.
En Belgique, le programme Contrat École est un partenariat conclu entre la Région de Bruxelles-Capitale, un établissement scolaire, son pouvoir organisateur et la commune où l'école est implantée. Il implique également les associations de quartier, les habitants, les usagers et les gestionnaires d’équipements collectifs.
Le Contrat École finance des investissements et actions menées dans et autour de l’école dans l’objectif de faciliter son ouverture aux habitants et aux associations en dehors des temps scolaires.
Ce dispositif se complète par une boite à outils mettant en avant plusieurs points d’attention en termes de conditions d’accès et d’assurance et proposant des contrats types à adapter en fonction de chaque situation (mise à disposition gratuite ou payante, ou échanges de services…).
Dans le tertiaire, des formes d’intensification variées
L’intensification des usages peut être pensée à l’origine, dès la programmation d’un bâtiment neuf, ou alors se développer au cours de la vie d’un bâtiment existant. Des caractéristiques spatiales des bâtiments tertiaires favorisent cette pratique, comme il apparaît dans les exemples ci-dessous.
L’école, un lieu privilégié pour intensifier les usages
Le travail mené par le Cerema sur les Écoles de demain [13], montre que les démarches de mutualisation dans les écoles se développent, afin de partager les locaux avec la population hors des temps scolaires.
Bureaux en journée, hébergement la nuit : l’expérience d’OMNIUM à Lyon
L’association Les bureaux du cœur , implantée nationalement, met en relation des entreprises tertiaires et des personnes en situation de précarité afin de les héberger la nuit dans un objectif de réinsertion professionnelle.
Le constat est simple : beaucoup de bureaux sont aujourd’hui équipés de cuisine et de douche, et en hiver comme en été, le chauffage et la climatisation offrent des espaces confortables en fin de journée. Or, selon l’association, ces espaces sont inoccupés plus de 60 % du temps. En parallèle, des personnes vivent dans la rue et n’ont pas la capacité de se loger dignement. A Lyon, on dénombrerait 2500 SDF et 3 millions et demi de m² de bureaux, soit une surface de 1400 m² par personne [14]. L’idée est donc d’occuper les locaux vides la nuit et d’en faire bénéficier ces personnes.
Ainsi, pour une durée de six mois maximum, l’entreprise accueille un ou une "invité.e" qui doit répondre à plusieurs critères définis par l’association : "une personne seule, majeure, sans problème d’addiction, ni d’hygiène et ne nécessitant pas de suivi médical spécifique". Dans les principes, l’invité doit quitter le bureau le matin avant l’arrivée des premiers employés. Une assurance vis-à-vis de l’accueil gratuit et une convention avec Les bureaux du cœur doivent être conclues.
À Lyon, la société OMNIUM, spécialisée dans l’immobilier d’entreprises, met à disposition depuis janvier 2022 ses bureaux les soirs. L’ensemble des locaux étant occupés, et certains employés au départ réticents, le directeur a choisi d’installer la personne accueillie dans son propre bureau, à titre d’exemplarité. La cuisine où un compartiment du réfrigérateur lui est réservé, une douche et un espace de rangement sont mis à sa disposition. Un canapé clic-clac a simplement été ajouté dans le bureau. L’hébergement dans cette pièce est donc indétectable. L’accès aux locaux a été rendu libre par l’entreprise, qui au travers d’un badge, a fait le choix de ne pas limiter l’accès au reste du bâtiment.
Du point de vue social, les résultats sont plus que satisfaisants : après avoir travaillé en intérim, la première personne à avoir été hébergée a signé un CDI, lui permettant de trouver un nouveau logement. Les salariés ont eu plaisir à prendre régulièrement leur café avec l’invité le matin.
En plus d’être peu coûteuse, cette démarche permet le développement du lien humain et de la solidarité. Cela contribue à renforcer les valeurs sociales de l’entreprise, attrayantes pour les jeunes actifs.
Utiliser les établissements scolaires pour de l’hébergement saisonnier à Noirmoutier
Historiquement, sur cette partie du littoral très touristique, il était courant d’héberger les familles modestes durant les vacances estivales. En retour, les établissements scolaires pouvaient bénéficier de recettes complémentaires. À l’école Saint-Philbert et au collège Les Sorbets, cette pratique était déjà en place en 1995.
Aujourd’hui, ce sont les seuls établissements scolaires à perpétrer encore cette intensification des usages, les autres n’ayant pas pu assumer le coût des travaux de mise en conformité liés aux normes d’hébergement nocturne, qui ont nécessité un travail avec le SDIS de la Vendée. Ce dispositif requiert, de plus, des moyens humains pour la rotation des usages, pour lesquels les deux établissements privés bénéficient de l’aide de parents d’élèves bénévoles.
Les parents d’élèves vident les classes à la fin du dernier jour d’école et les réaménagent avec du mobilier et des appareils électroménagers, stockés dans des remises. Les locataires sont accueillis dès le lendemain matin et jusqu’à la fin août. Des binômes de parents bénévoles se relaient toute la saison pour gérer les locations : accueil, mise en ordre des locaux à chaque changement de locataire, etc. Comme toute location, une caution est exigée, permettant de couvrir d’éventuelles dégradations.
Une classe accueille six couchages avec un coin pour les parents et deux coins enfants, une cuisine donnant sur un salon de jardin extérieur. Une toilette et une douche sont attribuées par classe. Au total, neuf classes sont réaménagées chaque année dans le collège et huit dans l’école.
Que peut-on retenir de ces expériences ?
Les retours d’expériences et les dires d’acteurs
nous montrent que la mise en place de l’intensification des usages
a de réels atouts à condition d’être vigilant sur certains points :
- Définir finement les espaces mutualisés et anticiper les contraintes techniques et organisationnelles (contrôle des accès, gestion des flux, ...) en phase de programmation.
- Prévoir la gestion des bâtiments : gardiennage, propreté, charte d’utilisation ...
- Organiser le partage par les différents acteurs : planning de partage des lieux ...
- Établir le cadre juridique et budgétaire : conventions d’occupation, frais d’adaptation des locaux d’un usage à l’autre, contraintes liées au bâti et à la réglementation (sécurité incendie et d’accessibilité notamment) ...
En contrepartie, les effets bénéfiques
sont nombreux :
Le sujet vous intéresse ?
L’intensification des usages des bâtiments est une démarche encore marginale mais prometteuse qui pourrait devenir un sujet incontournable dans les stratégies immobilières des collectivités. Le sujet est vaste, et les exigences ainsi que les contraintes mériteraient d’être encore approfondies pour guider les collectivités souhaitant se lancer dans l’intensification des usages.
Afin de poursuivre ce travail, le Cerema souhaite recueillir de nouveaux exemples et propose de développer, avec les collectivités intéressées par cette pratique, une analyse des bénéfices réels en termes d’économies des ressources (énergie, matériaux, foncier) ainsi que des freins (techniques, règlementaires, culturels) à lever.
Si vous êtes intéressés n’hésitez pas à prendre contact:
- Emmanuelle Colléter emmanuelle.colleter@cerema.fr
- Noémie Simand noemie.simand@cerema.fr
Pour aller plus loin :
Rédaction par Amélie Perrot (stagiaire DBD), Noémie Simand et Emmanuelle Colléter, avec l’aide de Véronique Richalet
[1] Sylvain GRISOT, Manifeste pour un urbanisme circulaire : Pour des alternatives concrètes à l’étalement de la ville, Éditions Apogée, 2021.
[2] Sylvain GRISOT, Faire la ville circulaire, dixit.net, 2021, https://dixit.net/urbanisme-circulaire/
[3] UrbaLyon, Occupation temporaire – Enjeux et guide pratique à l’usage des collectivités locales, Grand Lyon, 2019, https://www.grandlyon.com/fileadmin/user_upload/media/pdf/urbanisme/20191100_occup-temp_guide.pdf
[4] Audrey LEBEAU, Pierre-Olivier DERRO, Des dérogations en faveur de l’innovation
en matière de construction - Permis d’innover et permis d’expérimenter, Cerema, 2021, https://outil2amenagement.cerema.fr/IMG/pdf/fiche_permis_d_innover_v1-1_cle2923f8.pdf
[5] https://lecoleduterrain.fr/glossaire/
[6] Chronotopie : temps et lieu au service de l‘aménagement, Ville et Aménagement Durable, 2023, https://www.ville-amenagement-durable.org/IMG/pdf/book_chronotopie_v2023.pdf
[7] Note de tendances 2 - Chronotopie, Bouygues Construction, 2020, https://www.bouygues-construction.com/blog/wp-content/uploads/Note-de-tendances-2-Chronotopie.pdf
[8] En ville, les bénéfices d’un usage intense des bâtiments sont nombreux, Le Monde, 2023, https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/11/urbanisme-en-ville-les-benefices-d-un-usage-intense-des-batiments-sont-nombreux_6157385_3232.html
[9] Crèches, cours d'écoles et de collèges sont ouvertes au public le samedi, Ville de Paris, 2023, https://www.paris.fr/pages/creches-cours-d-ecoles-et-de-colleges-ouvrent-aux-familles-le-samedi-17940
[10] Désaturer en jouant sur le temps et sur l’espace, par Luc Gwiazdzinski, Millénaire 3, 2020, https://www.millenaire3.com/ressources/2020/desaturer-en-jouant-sur-le-temps-et-sur-l-espace-par-luc-gwiazdzinski
[11] Julie SNASLI, On tâtonne encore sur les manières de stopper efficacement l’immense gâchis de mètres carrés en ville, La gazette des communes, 2023, https://www.lagazettedescommunes.com/874425/on-tatonne-encore-sur-les-manieres-de-stopper-efficacement-limmense-gachis-de-metres-carres-en-ville/?abo=1
[12] Jean-François MEIRA, Paris modélise et développe le multi-usage de ses équipements publics, Construction21, 2023, https://www.construction21.org/france/articles/h/paris-modelise-et-developpe-le-multi-usage-de-ses-equipements-publics.html
[13] Noémie SIMAND, Emmanuelle COLLETER, Comment expérimenter l’école du futur ? Le Cerema mène une étude exploratoire pour aider les collectivités à imaginer les bâtiments scolaires de demain., Cerema, 2021, https://www.cerema.fr/fr/actualites/comment-experimenter-ecole-du-futur-cerema-mene-etude
[14] Témoignage de la Direction d’OMNIUM
[15] Camille URI, Le pôle éducatif Molière aux Mureaux, a-urba, 2015, https://www.aurba.org/wp-content/uploads/2015/05/Pole_educatif_moliere_mureaux.pdf
[16] Témoignage de la Directrice de l’école Saint Philbert et du collège Les Sorbets