Les difficultés de mobilité sont au cœur des préoccupations de nombreux français et territoires, pour lesquels des solutions alternatives à la voiture individuelle et décarbonées sont recherchées pour permettre à tous de se déplacer. Pour autant, la notion de précarité ou de difficulté d’accès à la mobilité reste difficile à saisir. Damien Verry explique dans cette interview l’approche et les études menées au Cerema pour appréhender au mieux le profil des publics vulnérables.
Comment aborde-t-on les difficultés des ménages pour se déplacer face à l’augmentation des prix de l’énergie ?
C’est une problématique difficile à saisir qui touche aussi bien les questions de transport, de logement et d’énergie. Nous travaillons sur l’amélioration des indicateurs relatifs au coût résidentiel, notion que nous développons depuis plusieurs années. Les prémices de notre réflexion remontent à 2008, à un moment où les prix de l’énergie montaient fortement. Elles se sont faites dans le cadre d’un groupe de travail lancé par le ministère en charge de l’environnement et le conseil général au développement durable. L’enjeu était de mesurer l’impact de l’augmentation des prix des carburants sur la mobilité des ménages, et nous avions alors travaillé sur la notion de taux d’effort qui représentait la part du budget consacrée aux mobilités quotidiennes.
En effet, des travaux sur le pouvoir d’achat ont montré qu’en France, le poids des dépenses contraintes ne cesse de croître, en particulier pour les catégories modestes et moyennes. En matière de transports, il existe un risque pour ces ménages de ne plus pouvoir bénéficier d’un niveau d’accessibilité et de mobilité satisfaisant. Ce risque conduit à envisager une mesure absolue de la vulnérabilité : au-delà d’un seuil de contrainte budgétaire, les ménages sont alors considérés comme potentiellement vulnérables. Le fait de pouvoir identifier ces vulnérabilités permet à la collectivité, à la puissance publique et aux citoyens d’intégrer ce risque dans leur politique et les évolutions des comportements.
Dans le cadre d’un partenariat avec les métropoles de Lyon et de Saint-Etienne, le Cerema a proposé un seuil de vulnérabilité atteint lorsque plus de 18% des revenus sont consacrés à la mobilité du quotidien. Ainsi, avec cette définition, environ 20 % des ménages de la métropole pouvaient être qualifiés de vulnérables. Cependant, des limites sur l’utilisation de ces indicateurs ayant été identifiées dès le début de nos travaux, nous avons continué nos recherches. En effet, pour mesurer plus finement la vulnérabilité, trois notions sont à considérer : l’exposition qui renvoie aux besoins de mobilité, la sensibilité qui est liée aux revenus et à la contrainte en termes de déplacements et la capacité d’adaptation c’est-à-dire la possibilité d’avoir des alternatives. Avec ces indicateurs, on parvient ainsi à définir différents profils de ménages qui font face à la vulnérabilité énergétique.
Mais là encore, la mesure de la vulnérabilité pose de nombreuses questions : comment déterminer à partir de quel taux il y a contrainte sur les ménages, au vu de la diversité des situations, ne serait-ce qu’entre propriétaires et locataires, actifs et retraités ?
Il y a donc différents profils de personnes en situation de vulnérabilité vis-à-vis des mobilités ?
Oui, nos travaux font apparaître trois grandes catégories de profils de ménages. D’abord les ménages précaires qui ont une incapacité à satisfaire leur besoin de mobilité. Ces ménages se déplacent moins que la moyenne des ménages et sont considérés comme des ménages précaires. En dehors des centres urbains bien desservis en transports collectifs, un indicateur de non-motorisation permet souvent de cibler ces ménages, qui cumulent souvent des difficultés socio-économiques.
Ensuite les ménages dits "vulnérables" ou "potentiellement vulnérables" à la hausse des prix des carburants qui peuvent avoir un comportement de mobilité conforme aux ménages du même profil, mais qui en cas d’aléa risquent de basculer dans la précarité. C’est le cas par exemple de certains grands navetteurs qui ont de forts besoins de mobilité récurrents et des marges budgétaires limitées. Cette catégorie de ménages est beaucoup plus difficile à identifier, le phénomène reste difficile à quantifier et les marges de manœuvre complexes à mesurer.
Enfin il y a les hypermobiles qui réalisent beaucoup de kilomètres par an avec différents moyens de transports, et qui risquent pour certains de voir leur mode de vie transformé par la transition énergétique en cours.
Ces profils de mobilité renvoient aux contraintes et capacités d’adaptation des ménages qui doivent se penser aussi en lien avec la question du logement et des localisations : c’est ainsi que nous en sommes arrivés à la notion de coût résidentiel.
Quels sont les outils pour appréhender ce coût résidentiel et que recouvre-t-il ?
La notion de coût résidentiel croise les éléments sur la localisation résidentielle, les mobilités et les contraintes budgétaires des ménages, afin de prendre en compte les interactions entre localisation résidentielle, mobilité quotidienne et dynamiques spatiales. Cette notion est ainsi au cœur des enjeux de la transition actuelle mais les outils pour en donner une mesure restent limités et les approches difficiles à appréhender de manière opérationnelle par les acteurs des territoires.
Le coût résidentiel : en savoir +
Pour mieux outiller les collectivités, dans le cadre d’un projet de recherche regroupant universitaires et praticiens, nous nous appuyons sur les Enquêtes Mobilités Certifiées Cerema (EMC²) pour approcher le coût résidentiel des ménages. Ce module de l’EMC² dénommé "coût résidentiel" a été testé une première fois en 2019 – 2020 sur l’EMC² de la métropole de Grenoble. Cette enquête est associée une mesure fine des revenus des ménage grâce à la base de donnée de l’Insee FIDELI qui a servi de base de tirage pour l’échantillon de ménages à interroger.
Ce travail fait l’objet d’approfondissements avec l’EMC² de Clermont-Ferrand qui en plus du module coût résidentiel identique à celui utilisé sur Grenoble propose un questionnaire web complémentaire qui permettra d’analyser plus finement les comportements des ménages notamment en matière de dépenses énergétiques.Nous développons actuellement une méthode d’analyse permettant de relier les dépenses de logements et de transports et les besoins en mobilités quotidiennes et en énergie avec une connaissance fine des revenus des ménages. Les premiers résultats montrent la diversité des situations aussi bien des territoires que des ménages en matière de vulnérabilité. Ils pointent le fait qu’aujourd’hui la transition énergétique implique des transformations majeures et qu’il sera certainement nécessaire d’accompagner certains ménages, y compris budgétairement, sous peine d’accroitre la précarisation d’une partie de la population.
D'après les travaux menés au Cerema, quels types de solutions se dégagent pour limiter la vulnérabilité en matière de mobilités ?
On observe une pluralité de profils de ménages précaires ou vulnérables vis-à-vis de l’augmentation des prix des logements, des transports et de l’énergie. Pour réduire ces difficultés tout en favorisation la transformation vers une économie décarbonée, il est nécessaire d’activer plusieurs leviers associant court et long terme, niveau local et national.
Une hausse des prix des énergies fossiles progressive et anticipée (plutôt qu’une succession de crises subies), une fiscalité qui favorise les investissements de long terme nécessaires et favorables à tous et une cohérence croissante entre transport et urbanisme sont les clés pour réussir une transition énergétique sans provoquer une hausse de la précarité.
Les enjeux climatiques rendent nécessaire la poursuite de la démotorisation dans les zones où les alternatives existent en faveur des mobilités collectives et partagées et le développement de la mobilité électrique (vélo, petits véhicules notamment) dans les zones moins accessibles. Les investissements à venir dans les infrastructures de transports doivent favoriser les mobilités du quotidien et permettre l’adaptation des ménages les plus vulnérables.
Le coût résidentiel reste un bon indicateur pour orienter les politiques publiques et mesurer l’impact sur les ménages des transformations en cours.