Cet article du Cerema a été publié initialement par notre partenaire TechniCités.
Le bruit constitue une pollution majeure, notamment en milieu urbain, avec un impact important sur la santé et sur le plan économique. Une récente étude publiée par Bruitparif montre par exemple que le bruit serait responsable d’une perte de près d’une "année de vie en bonne santé" pour les habitants de l’Île-de-France. Sur ce même territoire, le coût de la lutte contre le bruit représenterait près de 42 milliards d’euros, chaque année, pour moitié en raison du bruit des transports.
Des cartes pour évaluer le bruit dans l'environnement et envisager les actions à mener
Lutter contre le bruit est donc un enjeu fondamental, auquel les pouvoirs publics s’efforcent de répondre depuis de nombreuses années. En Europe, la directive 2002/49/CE relative à l’évaluation et à la gestion du bruit dans l’environnement définit aujourd’hui un des principaux cadres réglementaires en imposant aux États membres la réalisation de cartes associées au bruit aux abords des grandes infrastructures de transport et industrielles, ainsi qu’au sein des grandes agglomérations.
Plus globalement, la production de telles cartes, quel que soit le contexte, constitue le principal outil pour l’évaluation du bruit dans l’environnement et l’élaboration de plans d’action pour la réduction du bruit ou la définition de zones calmes. Les connaissances scientifiques les plus récentes montrent toutefois que ces cartes, produites avec des logiciels spécifiques, manquent de réalisme. Il leur est reproché notamment d’être restreintes à un nombre limité de sources sonores et de ne pas représenter la dynamique temporelle du bruit, en décalage avec le mode de perception des environnements sonores par les habitants : la présence de voix humaines et de chants d’oiseaux ou le passage rapide d’un véhicule bruyant sont par exemple des cas qui ne sont pas observables sur ces cartes, alors qu’ils contribuent à des perceptions spécifiques.
À l’inverse, la réalisation de mesures acoustiques dans le cadre d’observatoires du bruit, tels que ceux proposés par exemple par Bruitparif en Île-de-France ou par Acoucité pour la métropole de Lyon, sont plus réalistes : "l’image" des environnements sonores est plus fidèle à la réalité, mais la construction d’une carte à l’échelle d’une ville est limitée par le nombre de capteurs considérés, principalement en raison du coût élevé de chaque point de mesure.
Ce constat a motivé le besoin de proposer de nouveaux outils pour l’évaluation de la qualité des environnements sonores et a donné naissance au projet de recherche CENSE, qui s’est déroulé de 2017 à 2021, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), piloté par l’université Gustave-Eiffel en collaboration avec plusieurs partenaires académiques et du monde socio-économique, et soutenu par la ville de Lorient (Morbihan). Le projet CENSE s’est clairement positionné sur un axe innovant, visant à produire des cartes des environnements sonores, alliant de nouvelles techniques de modélisation, de mesures et de représentations cartographiques.
Modélisation, codes Open Source et données ouvertes
La production de cartes de bruit consiste traditionnellement à coupler des modèles de sources de bruit à un modèle de propagation acoustique, afin d’évaluer, pour une position donnée du territoire, le niveau sonore moyen pour un scénario particulier (trafic routier moyen annuel par exemple). Dans le cadre du projet CENSE, la première originalité a été d’intégrer directement la méthode de calcul spécifiée par la directive européenne (méthode CNOSSOS-EU) au sein d’un système d’information géographique (SIG) Open Source.
L’utilisation de cet outil, appelé Noise-Modelling, facilite le couplage entre les données d’entrée géolocalisées et la production de cartes d’environnements sonores. La "donnée d’entrée" (topographie, bâtiment, flux de trafic, occupation des sols, nature des revêtements…) est clairement l’enjeu de la méthodologie, puisque de sa qualité dépend celle des cartes de bruit produites. Le projet s’est donc efforcé d’évaluer la sensibilité des paramètres de sortie du modèle aux paramètres d’entrée.
Il a ainsi été montré que les débits moyens des flux de trafic routier à proximité des points de calcul, la distribution de ces points sur le territoire, ou encore les "effets de bord" des bâtiments, sont parmi les paramètres les plus importants pour la qualité des résultats. Ils nécessitent donc d’être considérés avec la plus grande attention. Plus globalement, la disponibilité même de la donnée est un enjeu majeur. Les spécialistes considèrent d’ailleurs que la recherche de la donnée d’entrée et sa fiabilisation représentent près de 80 % du temps de production des cartes de bruit. Pour répondre à cette problématique, le projet s’est focalisé sur le développement d’une chaîne complète de modélisation, permettant d’alimenter le modèle de cartographie du bruit, avec des données libres issues notamment des bases de données OpenStreetMap et Geoclimate.
La méthodologie permet ainsi de produire des cartes de bruit de manière automatisée, en s’adaptant à la nature et à la qualité des données disponibles sur le territoire, y compris les plus incomplètes. Sur cette base méthodologique, il est ainsi possible de produire une carte du bruit routier dans n’importe quelle ville française à partir de données libres d’accès.
Réseau de capteurs acoustiques à bas coût
Le projet CENSE s’est également intéressé au développement d’une nouvelle génération de capteurs acoustiques, avec un objectif de répondre aux limites actuelles des observatoires du bruit, à savoir un nombre de capteurs insuffisant par rapport à la taille du territoire et un coût élevé. Deux types de capteurs bas coût ont ainsi été produits pour un coût unitaire d’environ 120 euros : un capteur autonome (solaire avec microprocesseur embarqué et communication radio) et un capteur filaire (mini-PC avec connexion filaire électrique et transfert des données par internet). Les tests réalisés en salles d’essai acoustique et climatique ont montré de très bonnes performances pour ces capteurs et leur capacité à pouvoir produire des indicateurs acoustiques à moindre coût.
À titre expérimental, 78 capteurs filaires ont été déployés dans le centre-ville de Lorient, en utilisant le réseau d’éclairage public comme support physique mais également pour alimenter les capteurs et pour transmettre les données en utilisant un principe similaire à celui du courant porteur en ligne (CPL).
En parallèle, une infrastructure de données a été déployée pour surveiller les capteurs, stocker et sécuriser les données, analyser et diffuser les résultats auprès des partenaires du projet et du grand public. L’ensemble repose là encore sur des composants Open Source (Elasticsearch, Kibana, OpenSensorHub) de façon à faciliter la reproduction de l’infrastructure auprès d’autres collectivités urbaines.
Fusion de données
La partie certainement la plus ambitieuse du projet a été de développer une méthodologie de fusion de données pour améliorer les cartes de bruit. L’idée originale est d’utiliser le réseau de mesure pour "aider" le modèle numérique à converger vers une carte de bruit la plus réaliste possible.
Ainsi, on profite des avantages de chaque technique : la densité des points d’étude en utilisant le modèle numérique, et la réalité de terrain en utilisant les capteurs. La mise en oeuvre de cette méthode dite de fusion (ou assimilation) de données, nécessite toutefois de développer un modèle statistique, appelé "méta-modèle", qui permet de simuler au mieux et en temps réel le comportement du modèle numérique complexe, lequel nécessite normalement plusieurs heures de calcul pour produire une carte de bruit.
Pour les besoins du projet, un méta-modèle a été construit et testé avec succès sur une zone urbaine de Paris ; l’outil permet alors de modifier les données d’entrée du modèle (par exemple les flux de trafic routier) et d’observer en temps réel l’impact de cette modification sur les cartes de bruit. Lorsque le méta-modèle est couplé de manière dynamique avec les données de mesure sur quelques points du territoire, la cartographie sonore à l’échelle globale du territoire se trouve alors "corrigée" pour être au plus proche de la réalité.
Du niveau sonore à la qualité des environnements sonores
Si les cartes de bruit sont essentiellement construites sur une représentation des niveaux sonores, il est connu depuis longtemps que la perception des environnements sonores ne peut se limiter à ce seul indicateur. Des études ont notamment montré que la nature des sources sonores mises en jeu est une des composantes de la perception : à niveau sonore égal, un chant d’oiseau est la plupart du temps perçu positivement en comparaison d’un bruit routier.
Dans le cadre du projet CENSE, un modèle de perception a ainsi été intégré pour produire des cartes de bruit "perceptives", basées sur la connaissance des contributions du bruit de trafic et de celles des chants d’oiseaux et de la parole dans la scène sonore. Dans un premier temps, ce modèle a été validé du point de vue des piétons et des habitants grâce à un questionnaire rempli par plus de 300 résidents du centre-ville de Lorient.
Dans un second temps et afin de pouvoir utiliser ce modèle de perception, il a fallu intégrer une méthode de détection des sources sonores sur la base des indicateurs acoustiques remontés par les capteurs. Les résultats obtenus mettent en évidence, par exemple, une augmentation de la présence des oiseaux le matin correspondant au chant des oiseaux au lever du soleil, une augmentation des voix humaines le mercredi et le week-end, et une évolution de la présence des voitures suivant les rythmes journaliers.
Enfin, un portail cartographique a été mis en place pour mettre en valeur les résultats de différentes natures sur une même carte (données cartographiques, résultats de questionnaires d’enquête, présence de sources sonores, cartes de bruit). Ce portail illustre la manière dont les systèmes d’observation classique pourraient étendre leur fonctionnalité afin de représenter des données autres que les cartes de niveau sonore.
Ainsi, le projet CENSE a permis de démontrer la faisabilité d’une nouvelle méthode pour établir des cartes de bruit plus représentatives de la réalité.