Georges Chapalain, Cerema; Éric Duvieilbourg, Université de Bretagne occidentale et Nicolas Guillou, Cerema
La zone côtière, partout dans le monde, attire d’importantes populations. Aujourd’hui, environ 40 % de la population mondiale vit à moins de 100 kilomètres des côtes. Cette proportion devrait se maintenir d’ici 2050. Depuis l’Antiquité, la majorité des grandes métropoles sont côtières, et plus spécifiquement situées au niveau des estuaires.
Les estuaires intègrent, par ailleurs, des écosystèmes parmi les plus riches et diversifiés de la planète, jouant entre autres un rôle crucial de protection et de « nurserie » pour de nombreuses espèces marines.
Cependant, les estuaires collectent également les apports fluviatiles issus du lessivage des sols des bassins versants, et des effluents urbains et industriels locaux, notamment lors de fortes précipitations. Ces apports chargés en particules sédimentaires sont souvent pollués (nutriments, matière organique, polluants chimiques et microbiologiques, microplastiques). Ils affectent les écosystèmes de diverses manières : extinction de la lumière nécessaire à la photosynthèse, blooms phytoplanctoniques, hypoxie (désoxygénation), perturbation des fonctions biologiques de reproduction et de croissance des organismes, voire mortalité dans les cas extrêmes.
La pression démographique et le changement climatique, qui modifient des paramètres clés du milieu comme la température, la salinité, l’acidité ou l’oxygène, vont contribuer à dégrader l’état chimique et écologique des estuaires, et plus généralement de la frange côtière. Leur évolution est cependant difficile à prédire car ce sont des systèmes complexes (eaux douce et salée qui se mélangent, sédiments d’une grande variété, myriade d’organismes vivants), soumis à diverses influences topographiques (irrégularités des fonds et du rivage) et dynamiques (marée, vent, surcote marine, vagues, turbulence), et qui interagissent à différentes échelles d’espace et de temps.
Nous menons depuis 2010 des études sur la rade de Brest, grâce à des capteurs fixes et mobiles, sur terre et en mer, et des données satellites. Grâce à ce suivi in situ, nous pouvons contribuer à la surveillance de chantiers sur le littoral et à la compréhension de cet environnement pour notamment savoir comment la biodiversité locale réagit aux pollutions et au changement climatique.
Comment étudier ces zones si particulières
Depuis les années 50, les mesures recueillies lors de campagnes à la mer ont permis aux scientifiques de décrire les phénomènes à l’œuvre dans ces milieux à l’interface terre-mer-atmosphère, sièges d’intenses échanges de matière et d’énergie, et de poser les concepts de base de l’hydrodynamique estuarienne.
À la fin des années 70 apparurent les modèles numériques de simulation hydrodynamique et hydrosédimentaire, basés sur les lois de la physique, à même d’incorporer la complexité des estuaires. Vinrent ensuite les modèles biogéochimiques couplés à ces modèles hydrauliques. Les mesures in situ contribuèrent à valider ces modèles.
En dépit de ces progrès, beaucoup d’incertitudes persistent à ce jour sur la dynamique et le fonctionnement de ces environnements complexes empreints d’une grande variabilité spatio-temporelle. En particulier, l’observation depuis l’espace reste ainsi difficile dans les zones côtières.
C’est notamment le cas pour la salinité de surface qui constitue un indicateur essentiel du mélange et de la dilution des eaux douces dans les eaux marines. Actuellement, les mesures par radiométrie micro-ondes n’existent qu’au-delà d’environ 40 kilomètres des côtes, avec des résolutions spatiales de 25 à 100 kilomètres et temporelles de 3 jours ou plus. La spectrométrie optique de la couleur de l’océan permet de s’approcher des côtes avec une résolution spatiale de 0,25 à 1 kilomètre, tous les 1 ou 2 jours. Elle requiert cependant une calibration spécifique poussée à l’aide de mesures in situ locales. Elle est par ailleurs tributaire des conditions météorologiques. Ces considérations s’appliquent pareillement à la mesure de turbidité par cette méthode.
Une démarche fondée sur la mesure in situ automatique, en rade de Brest et mer d’Iroise
Notre réseau de capteurs (Réseau d’ObseRvation Côtière Automatique muLtiparamètres, ou RORCAL) se compose d’un mix de stations à points fixes à terre (station fluvio-estuarienne) et en mer (bouée océanographique), et d’un dispositif mobile sur navire assurant le transport de passagers et de fret.
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En 2011, nous avons commencé avec le bateau de la Compagnie maritime Penn Ar Bed qui dessert quotidiennement depuis Brest les îles de Molène et d’Ouessant.
En 2015, nous avons déployé une bouée d’observation côtière autonome au débouché de l’estuaire de l’Elorn.
En 2018, c’est un sous-réseau de stations d’observation fluvio-estuarienne autonomes incluant des capteurs de niveau d’eau qui a été installé sur la rivière Elorn et son estuaire supérieur dans la ville de Landerneau, souvent inondée lors des grandes marées.
Le monitoring RORCAL est ainsi en capacité d’alerter en cas de niveau d’eau critique annonçant l’inondation, de température élevée au moment d’une vague de chaleur ou d’un pic de turbidité au cours d’un chantier portuaire tel que l’extension récente du polder du port de Brest.
D’un point de vue scientifique, au-delà de la validation de modèles, RORCAL nous a permis diverses avancées sur la description et la prévision des fortes chutes de la salinité (dessalures) des eaux de surface en rade de Brest associées au panache de l’Elorn en situation de crue ou de la température des eaux de surface de la rade de Brest et de la mer d’Iroise influencée par le mélange vertical en lien avec la rugosité des fonds et les vagues.
Nous avons aussi pu quantifier la réponse biologique de diverses populations de moules bleues (Mytilus spp.) de la rade de Brest et de la mer d’Iroise aux facteurs environnementaux et à la pollution chronique aux hydrocarbures aromatiques polycycliques et aux organoétains issus d’activités portuaires.
Les limites actuelles et les plans pour le futur
Ce dispositif est ainsi adapté à l’hétérogénéité spatiale du milieu et tout particulièrement au gradient longitudinal qui caractérise la zone estuarienne. Il permet un suivi automatique, continu, au long cours et spatialisé de nombreux paramètres qui nous permettent de mieux comprendre la zone de la rade de Brest (des aspects fluvio-océanographiques relatifs à la hauteur d’eau, la température, la salinité, le pH (acidité), la turbidité et la chlorophylle a ; ainsi que des aspects météorologiques comme la température de l’air, la pression atmosphérique et la vitesse et la direction du vent).
Les données in situ peuvent être complétées par les observations satellitaires. Aux méthodes classiques de modélisation numérique s’ajoutent aujourd’hui des méthodes d’apprentissage automatique déjà étrennées avec les données RORCAL de salinité de la bouée BOCA en rade de Brest ou encore de niveau d’eau d’une des stations fluvio-estuariennes SOFA dans la ville de Landerneau soumise au risque d’inondation.
Au-delà de la densification du dispositif RORCAL en rade de Brest, en cours, la réplication du dispositif, et tout particulièrement sa composante embarquée sur navire d’opportunité SIRANO, entre le continent et les îles de Sein, Groix et Belle-Île-en-Mer, pourrait permettre d’appréhender le devenir des apports fluviatiles de la Loire et La Vilaine à l’océan côtier de Bretagne Sud jusqu’aux abords de la Manche.
Ces développements pourraient également être intégrés dans des outils de météo-océanographie opérationnelle, mais aussi dans des « jumeaux numériques » à même de répliquer dans l’environnement virtuel fondé sur des données réelles, le fonctionnement et les réponses du système à des perturbations. Ceci laisse augurer des outils avancés d’aide à la Gestion Intégrée de la Zone Côtière (GIZC). Ces outils cibleraient notamment l’appréciation de la vulnérabilité et des risques, l’exploitation raisonnée et durable des espaces et des ressources, et la planification et la mise en œuvre de mesures d’adaptation et de protection face aux conséquences du changement climatique.
Georges Chapalain, Directeur de recherche du développement durable en océanographie côtière, Cerema; Éric Duvieilbourg, Ingénieur d'Etudes CNRS au laboratoire des sciences de l'environnement marin (LEMAR) en conception instrumentale et de systèmes embarqués pour l'océanographie, Université de Bretagne occidentale et Nicolas Guillou, Ingénieur, docteur en océanographie physique côtière, Cerema
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.