Interview de Damien Pons,Chargé de projet suivi institutionnel et expertise économique au sein de l’Agence de la Mobilité (Ville de Paris – Direction de la Voirie et des Déplacements) et Didier Blazy, Responsable des études économiques (RATP - département développement innovations territoires).
La ligne de tramway T3 est une ligne d’intérêt régional car fréquentée par des usagers parisiens et franciliens. Elle a été mise en service en décembre 2006 sur le boulevard des Maréchaux en limite sud de Paris, entre porte d’Ivry et pont du Garigliano. Après huit ans de fonctionnement, la ville de Paris et la RATP (co-maîtres d’ouvrage du projet) conduisent aujourd’hui son évaluation.
Pouvez-vous rappeler dans quel contexte s’inscrivait la réalisation de cette ligne de tramway et quels étaient ses objectifs?
La création de la ligne T3 Sud s’inscrivait dans une double optique : redynamiser l’offre de transport sur les boulevards des Maréchaux, en grande partie saturée sur la partie sud, et réaliser une requalification urbaine de cet axe asphyxié par la circulation routière.
La ligne de bus initiale (PC), seule ligne de rocade au sud de Paris était la ligne la plus chargée du réseau de surface. Les améliorations ponctuelles apportées à cette ligne (exploitation en 3 arcs à partir de 1999, choix d’un matériel plus capacitaire, réalisation de site propre) se sont révélées insuffisantes pour faire face à la demande. Seule une ligne de tramway en site propre semblait en mesure de répondre à ce défi.
Les objectifs généraux de l’opération, affirmés dans le dossier d’enquête publique (DEP) et confirmés dans l’avant - projet (AVP), étaient d’améliorer la mobilité urbaine et d’embellir le cadre de vie.
Ces objectifs se déclinaient en cinq axes de progrès :
1. répondre au besoin croissant de transport de surface en rocade ;
2. conforter le maillage entre les différents modes de transport existant sur le secteur ;
3. améliorer la desserte locale dans le secteur sud de Paris et renforcer les liaisons avec les communes limitrophes ;
4. réaménager le paysage urbain des boulevards des Maréchaux ;
5. faciliter la vie quotidienne : sécuriser les cheminements, organiser les livraisons des commerces et le stationnement résidentiel…
Au regard de ces objectifs, quel bilan pouvez-vous faire de l’usage de cette ligne? Ces usages ont-ils évolué vis-à-vis de la ligne de bus initiale?
D’un point de vue quantitatif, les objectifs initiaux ont été largement atteints. Depuis la mise en service de la ligne T3 en 2006, on constate une amélioration constante de fréquentation liée à la fois au développement du transport de surface en rocade et au maillage avec les autres modes de transport. L’offre de transport sur les boulevards des Maréchaux a ainsi progressé de 42 % par rapport à celle de 2003 (avant le début des travaux), pour une augmentation de la fréquentation de 35 %, ce dès la deuxième année de service. Le trafic de la ligne a été conforme aux prévisions de trafic de la RATP, comme le montre le tableau ci - dessous.
Résultats de fréquentation de la ligne T3 sud au regard des objectifs fixés dans le dossier d’enquête publique (deux sens confondus) :
Trafic T3 Sud | Prévision du dossier d’enquête publique (2002) | 1re année de fonctionnement (avril 2007) | Janvier 2009 | Croissance 2007 / 2009 |
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Passagers / heure Pour l’heure de pointe du matin | 10 100 | 11 400 | 15 300 | 34% |
Passagers / jour Pour un jour ouvrable de base | 95 000 | 92 000 | 112 700 | 23% |
Passagers / an | 28 000 000 | 27 200 000 | 34 500 000 | 27% |
La ligne a ensuite connu une montée en charge très importante. En 2013, après son prolongement à Porte de Vincennes (et la création de la ligne Porte de Vincennes - Porte de La Chapelle), son trafic journalier moyen a atteint 178 000 voyages / jour.
Si le basculement du bus au tramway a permis de multiplier par trois la capacité du matériel roulant, la hausse de fréquentation a engendré des temps de stationnement aux arrêts plus longs qu’attendu. Ce phénomène s’est répercuté sur la vitesse commerciale de la ligne dont l’objectif initial de 20 km / h n’a pas pu être tenu. La vitesse commerciale a pu être amenée progressivement de 16 à 18 km / h, ce qui représente tout de même un gain de 3,5 km / h par rapport à la ligne de bus.
D’un point de vue plus qualitatif, la ligne T3 peut être qualifiée de desserte de proximité avec un parcours moyen de 2,4 km. Un tiers des trajets réalisés avec le T3 le sont avec ce seul mode, les autres utilisant de manière équilibrée les correspondances bus, métro et RER.
La structure de la clientèle du T3 s’apparente à celle des bus parisiens, avec cependant une proportion moindre pour les plus de 60 ans (7 % contre un peu plus de 25 % sur l’ensemble des lignes de bus parisiennes). 93 % des déplacements réalisés à la pointe du matin le sont pour des motifs obligés (travail, études). Cette part ne représente cependant plus que les d eux tiers à la pointe du soir et sur l’ensemble de la journée.
Plus globalement, comment ont évolué les pratiques de mobilité autour de cette ligne, sur les boulevards des Maréchaux et, plus largement, à l’échelle du sud de Paris ? Ces évolutions sont-elles conformes à ce qui était attendu lors des études de faisabilité?
La réorganisation de l’espace public le long des boulevards des Maréchaux a profondément modifié les pratiques de mobilité dans le sud de Paris, au-delà de ce qui avait été esquissé dans le dossier d’enquête publique.
Suite à la mise en service du premier tronçon du T3 Sud, sous l’effet de la priorité du tramway aux feux et de la réduction de la capacité des voies de circulation, une baisse importante du trafic automobile (– 45 %) et de la vitesse moyenne (– 30 %) a été observée le long de l’infrastructure. Cette
évolution allait au-delà ce qui était attendu, puisque l’objectif visé était une baisse du trafic automobile de 25 %. Ce résultat concourt largement à atteindre l’objectif d’une ville plus sûre, moins bruyante, moins polluée et plus agréable à vivre.
Il est difficile d’identifier les reports de trafic motorisé liés à cette évolution. Il n’a cependant pas été observé d’augmentation de la congestion automobile, qu’il s’agisse des axes connectés ou des itinéraires parallèles comme le boulevard périphérique, bien que ce dernier ait accueilli une grande partie des automobilistes ayant adapté leur itinéraire.
Cette réduction du trafic a permis de libérer l’espace au profit des autres modes, de garantir un service en transports collectifs de meilleure qualité et de rendre le secteur plus sûr avec une réduction du nombre d’accidents de l’ordre de 50%. Ces évolutions ont impulsé des changements significatifs dans les pratiques de mobilité.
L’enquête réalisée auprès des usagers du T3 à sa mise en service montre que la ligne a attiré plus de nouveaux usagers des transports collectifs que prévu (14 % contre 10 % attendus) :
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Il convient également de noter que les aménagements cyclables le long des boulevards des Maréchaux ont permis de renforcer l’usage du vélo. Le projet a ainsi été un vecteur fondamental de l’expansion de l’utilisation du vélo à Paris et dans l’ensemble de la métropole. Son impact propre est cependant difficile à distinguer de la mise en service de "Vélib" et des aménagements réalisés par la ville de Paris, dans la mesure où la mise en service de ces équipements s’est faite à quelques mois d’intervalle. Pour mémoire, l’usage du vélo à Paris a doublé entre 2000 et 2010.
Enfin, les boulevards des Maréchaux se sont adaptés aux besoins des piétons : davantage d’espace dédié, réorganisation des mobiliers pour de meilleurs cheminements, sécurité renforcée et nivellement de l’espace public favorisant l’accessibilité à la voirie de tous les usagers.
Pour toutes ces raisons, on peut affirmer que les actions de requalification urbaine autour du T3 Sud ont profondément transformé le rapport des usagers à la ville et à l’espace public, au-delà des ambitions initiales.
Comment cette nouvelle ligne est-elle perçue par les usagers de l’espace urbain environnant?
L’enquête réalisée par BVA (Enquête de perception réalisée à l’automne 2008 auprès de la population concernée par les aménagements urbains, par l’institut BVA et à la demande de l’Agence de Développement Territorial Paris (ADT75) de la RATP) à l’automne 2008 fait apparaître une perception très positive de la nouvelle infrastructure qui transcende les catégories d’âge et de population. Les usagers s’accordent en grande majorité pour affirmer que le projet "T3 Sud" a renforcé l’attractivité des boulevards des Maréchaux et a amélioré leur cadre de vie ainsi que le paysage urbain. Par ailleurs, un quart des riverains et la moitié des commerçants qui se sont installés depuis moins de dix-huit mois affirment que la présence du T3 les a influencés dans leur choix de s’installer dans un quartier desservi par cette ligne.
Le partage de l’espace urbain pose néanmoins quelques problèmes de cohabitation entre les différents modes. On peut noter notamment parmi les motifs d’insatisfaction exprimés :
- la sécurité des itinéraires vélos et des cheminements piétons, qui reste à améliorer ;
- les difficultés de stationnement des voitures et des vélos (ainsi que celles rencontrées par les camions de livraison, soulignées par les commerçants rencontrés).
Au-delà des enquêtes réalisées, la perception du contraste visuel avant 2003 et après 2006 permet d’appréhender l’ampleur de la transformation qui a été apportée aux boulevards des Maréchaux.
Au final, la réalisation du tramway T3 Sud a impulsé une nouvelle dynamique aux quartiers traversés en réhabilitant l’espace urbain comme lieu de vie. Ce ressenti, largement partagé, se traduit dans la pratique et dans la relation à l’environnement urbain : la moitié des personnes interrogées déclarent dans l’enquête BVA sortir plus souvent dans les quartiers traversés par le tramway.
Concernant les commerçants, la ligne du tramway a-t-elle eu un impact sur leur activité?
Le projet "T3 Sud" a effectivement modifié la nature des activités commerciales le long des boulevards, sans impacter significativement, en revanche, l’évolution globale du chiffre d’affaires (Cette analyse se base sur le suivi assuré par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris de 2003 à 2011 ainsi que sur l’enquête mise en place par l’Agence Parisienne d’URbanisme).
La phase de travaux a eu classiquement un impact négatif temporaire sur le dynamisme commercial, qui a été compensé par la mise en place d’une commission d’indemnisation à l’amiable. L’activité s’est par la suite rapidement alignée sur les tendances observées ailleurs à Paris pour revenir, dès 2008, à ce qui était observé en 2003, tant en matière de chiffre d’affaires que de nombre de commerces implantés.
En revanche, on constate une évolution de la nature des commerces. Le nombre d’emplacements affectés au commerce alimentaire et non-alimentaire a légèrement diminué au profit des cafés - restaurants et des autres services : cette tendance s’inscrit dans la volonté de changement d’urbanité des Maréchaux, dont la démarche de requalification urbaine mise en œuvre se veut le moteur.
Les lignes de TCSP sont souvent accompagnées de phénomènes de valorisation foncière. Ce phénomène est-il constaté et son ampleur a-t-elle pu être quantifiée dans le cas du Tramway T3, sachant que sur Paris les valeurs foncières sont déjà élevées?
L’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme (IAURIF) et l’Institut Français des Sciences et Technologies des Transports (IFSTTAR) ont réalisé en 2011 une étude partenariale sur ce thème (Cette étude s’appuyait sur deux types de données : les valeurs foncières mesurées à partir de la base de données des transactions de la Chambre Interdépartementale des Notaires de Paris et une enquête qualitative auprès des 52 agences immobilières du secteur.). Selon cette étude, la mise en service du T3 a été suivie, dans un rayon de 200 m à 400 m autour des points d’arrêt, d’une augmentation non significative des prix en proche banlieue sud (de – 2 à + 7 %). Le voisinage immédiat des boulevards des Maréchaux est resté quant à lui une zone dévalorisée, avec une décote du prix des biens immobiliers de l’ordre de 5 % à moins de 200 mètres des arrêts.
"T3 Sud" n’aurait donc pas eu d’impact significatif et certain sur les prix immobiliers dans les secteurs traversés par la ligne, contrairement à ce qui avait pu être observé dans le cas du prolongement du métro 14 jusqu’à Olympiades ou du tramway T2.
Compte tenu de la crise immobilière de 2008 - 2009 et de la période relativement courte d’analyse au cours de laquelle la ligne était en service, ces conclusions mériteraient toutefois d’être validées par une nouvelle étude portant sur les années ultérieures.
Au final que retenez-vous de cette démarche d’évaluation et quels conseils pourriez-vous donner aux maîtres d’ouvrage qui souhaitent l’entreprendre?
Au-delà de l’obligation légale, le bilan ex-post est l’occasion de consolider la pertinence d’un projet et de valider le respect de ses objectifs initiaux. Il permet également :
- d’asseoir la crédibilité de la méthode d’analyse sur laquelle s’appuie la justification ex ante des futurs projets ;
- d’analyser les causes d’éventuels écarts pour améliorer la méthode future.
Le bilan ex-post est enfin un exercice utile pour les équipes de la maîtrise d’ouvrage car il permet :
- d’avoir un retour d’expérience sur ce qui a bien marché et sur les dysfonctionnements qui ont pu émailler la réalisation du projet ;
- d’améliorer le management des projets, de valoriser l’action des équipes projet et de progresser dans leur évaluation ;
- de favoriser l’analyse et la diffusion de bonnes pratiques en établissant des comparaisons.
Eu égard au coût d’une telle opération (dans le cas du T3, 350 M€2007) la comparaison du bilan socio - économique établi ex - post avec celui réalisé lors des études amont revêt une importance particulière pour vérifier l’utilité du projet du point de vue de la collectivité. Le bilan socio - économique ex - post, en dépit d’un report modal en retrait et d’un coût d’investissement supérieur de 7 % à la prévision, confirme l’utilité et la performance du projet.
Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que le bilan ex-post doit être en premier lieu un exercice de transparence démocratique qui doit évaluer le projet dans toutes ses dimensions. Il ne peut donc se limiter au seul calcul économique. Ainsi, les impacts environnementaux, mais également urbains et esthétiques ont largement été traités dans ce bilan, alors qu’ils ne sont pas – ou très peu – abordés dans les bilans socio-économiques.
Sur le plan pratique, réaliser un bilan ex-post est un travail de longue haleine, très exigeant, complexe, faisant appel à des compétences multiples. Cela suppose de compiler très en amont, une multitude de données quantitatives et qualitatives, permettant de retracer l’histoire du projet et de sa réalisation alors même qu e les équipes opérationnelles ne sont souvent plus disponibles.
Cela suppose une bonne organisation interne au niveau de la maîtrise d’ouvrage et, lorsque cette dernière est partagée, une coopération efficace entre plusieurs entités ou entreprises. Ainsi, dans le cas du "T3 Sud", le bilan a été réalisé dans le cadre d’une coopération entre les services de la Ville de Paris et de la RATP en associant le STIF (Syndicat des Transports d’Île - de - France) et le CGEDD (Conseil Général de l’Environnement et du Développement Durable).