Les mêmes raisons démographiques qui ont fait de la France un pays jeune au sortir de la guerre en font mécaniquement un pays vieux jusqu’en 2045. Un Français sur quatre a aujourd’hui plus de 60 ans ; ils seront un tiers en 2060. L’année 2014 a été marquée par un tournant symbolique où les personnes de plus de 60 ans, en France métropolitaine, sont devenues plus nombreuses que les moins de 20 ans. Sans nier la persistance de situations de pauvreté, ces désormais « papy-boomers » qu’on qualifie parfois aussi « d’enfants gâtés des trente glorieuses », ont bénéficié d’une mobilité sociale ascendante dans l’ensemble. Mais qu’en est-il de leur mobilité quotidienne ?
Une méconnaissance des alternatives à la voiture
Les premiers résultats d’une enquête longitudinale sur la métropole lilloise soulèvent un certain nombre d’inquiétudes sur l’avenir des déplacements des personnes âgées. Notre enquête pointe une méconnaissance des alternatives à la voiture dont la maîtrise pourrait pourtant s’avérer utile dans un avenir proche. Comment mieux accompagner les seniors dans l’anticipation de leurs mobilités quotidiennes sans voiture ?
On distingue en sociologie les notions de strate d’âge et de groupe d’âge de celle de génération. La première permet de différencier la succession des étapes physiologiques qui constituent un parcours de vie ; la seconde désigne l’ensemble des personnes appartenant à une même tranche d’âge à un instant T. Quant à la notion de génération, elle « met davantage l’accent sur le partage d’une même vision du monde du fait d’une socialisation commune » au sein d’une cohorte.
Pour les personnes qui font partie de la génération du baby-boom, la liberté individuelle est placée haut dans la hiérarchie des valeurs. Ainsi, l’automobile, conduite par toutes et tous, largement démocratisée après-guerre, a-t-elle tenu lieu d’emblème pour cette génération.
Les enquêtés le formulent en ces termes :
« À l’époque [dans les années 60] c’était LA voiture. Ça donnait l’espace de liberté, ça nous permettait aussi d’élargir notre champ d’action… ce que font les jeunes aujourd’hui avec les avions. Moi, je faisais des rallyes. J’ai pratiquement fait 1 million de kilomètres en voiture, à raison de 50 000 km par an. J’ai eu pas mal de véhicules. » (M. A., 78 ans, Lille)
« Les années 60 étaient des années exceptionnelles, c’était quand même autre chose par rapport à la liberté, l’insouciance. Je plains les jeunes d’aujourd’hui. Déjà mes filles c’était déjà plus pareil. La voiture, c’est vraiment : faire ce que je veux, quand je veux, aller où j’ai envie, pas de contrainte. » (Mme B, 75 ans, Lille)
« Notre génération c’était en plein… la découverte de la voiture. Nos parents n’ont pas connu cette explosion. On est en plein dedans. L’utilisation de l’automobile nous a permis d’être très indépendants, très libres par rapport aux générations antérieures. » (Mme E., 75 ans, Roncq)
Le piège de l’indépendance à tout prix
L’ascension sociale des « papy boomers » a permis à plusieurs d’entre eux d’accéder à la propriété et d’assouvir leurs rêves pavillonnaires, parfois isolés dans des territoires périurbains exclusivement accessibles en voiture. Mais, à trop espérer continuer à conduire, les baby-boomers se fourvoient-ils dans une impasse qu’ils contribuent eux-mêmes à refermer ?
Sur la métropole lilloise, nos données montrent qu’entre 2006 et 2016, la baisse de la mobilité à pied, avec transfert vers la voiture, est nette chez les seniors, y compris pour des déplacements courts.
En 2016, les métropolitains âgés de 55 ans et plus (près de 300 000 personnes) réalisent chaque jour 120 000 déplacements en voiture de plus qu’en 2006 (+ 30 % d’augmentation). Cela s’expliquerait par le poids démographique plus important des « 55 ans et plus » (+ 9 %), leur mobilité en augmentation (+ 6 %) et leur utilisation plus forte de la voiture (dont la part modale gagne 11 %). Ils réalisent plus de 6 déplacements sur 10 en voiture (62 %), c’est au-delà de la moyenne des métropolitains (57 %). La perspective d’une politique publique de mobilité durable ciblant explicitement les seniors justifie notre enquête.
Les personnes âgées captives de la voiture
L’image d’Épinal de personnes âgées « captives » de la marche et des transports en commun est surannée sinon trompeuse. Les nouvelles personnes âgées sont plutôt devenues « captives » de leurs déplacements en voiture.
Certaines personnes sont évidemment adeptes – plus ou moins souvent – de la marche et des transports en commun. Notamment, des femmes n’ayant pas le permis ou ayant définitivement laissé le volant à leur conjoint. Mais nous constatons que plusieurs personnes refusent d’envisager des alternatives à la voiture aussi longtemps que leurs capacités de conduire le leur permettent.
Pour beaucoup, les transports en commun sont en effet synonyme d’âgisme : sentir le regard des autres sur son rythme de marche plus lent, à la moindre hésitation face à un automate ou en cas d’incapacité à rester debout longtemps. Elle se double d’un sentiment général d’insécurité largement suscité par le manque de propreté du métro et le risque de bousculades.
Réapprendre à se déplacer sans voiture
Nous faisons ainsi face à une impréparation des seniors à se tourner vers les transports en commun quand ils ne les prennent plus depuis longtemps. Cela supposerait d’en réapprendre les rudiments de fonctionnement. Or, les compétences requises pour prendre les transports en commun ont fortement évolué.
Certains de nos enquêtés regrettent qu’il faille désormais disposer d’un smartphone et de l’application en ligne pour consulter le plan du réseau, être informé d’un retard ou d’une déviation de ligne ; ils regrettent le temps des tickets en cartons qu’il suffisait de compter contrairement à la carte magnétique qui ne « dit » pas facilement combien de titres elle contient encore ni leur date de validité.
Ils expliquent ne pas bien faire la différence entre « abonnement » et « carte individuelle » et leurs propos trahissent leur perplexité face aux 10 tarifs d’abonnement différents proposés rien qu’aux 65 ans et + par Ilévia (le délégataire du service public de transport sur la métropole lilloise).
Des ateliers dédiés
Des ateliers de réapprentissage des transports en commun à destination de seniors faisant un usage exclusif de leur voiture voient le jour pour faire face à ce nouveau phénomène. Ils demeurent cependant peu nombreux. L’association Les Compagnons du voyage, à Paris, ou ATE, à Genève, offrent par exemple ce genre de services. À Lille, un organisme comme l’association ADMR pourrait se montrer compétent également.
La pratique de la marche est très liée à la préférence pour les transports en commun (qui y invite) ou pour la voiture (qui la décourage). Chez les seniors, nous constatons que la marche reste valorisée, à défaut d’être pratiquée. Pour les personnes valides, elle s’envisage y compris sur des distances relativement longues (de l’ordre du kilomètre) pour garder la santé.
Il y aurait matière à innover en créant de vastes réseaux de trottoirs larges et aménagés de bancs qui relieraient villes, bourgs et villages, jusque dans les territoires périurbains. L’impréparation des seniors à remplacer leur mobilité automobile par la marche est surtout remarquable en ce qui concerne le transport de charges lourdes. Malheureusement, à moins qu’elles en aient fait l’acquisition tôt, plus les personnes vieillissent, plus elles renâclent à se doter de chariots à roulettes qu’elles jugent souvent stigmatisants.
Valoriser l’autopartage et le covoiturage
L’impréparation aux alternatives à la voiture solo concerne aussi l’autopartage. Déjà largement possesseurs de véhicules, les seniors interrogés ne voient pas quel pourrait être leur intérêt de s’impliquer dans un système d’autopartage.
C’est pourtant une excellente façon de réduire progressivement son usage de la voiture. L’autopartage convient en effet aux personnes qui parcourent peu de kilomètres, qui ont peu d’occasions d’utiliser la voiture, pour qui l’amortissement et l’assurance d’un véhicule deviennent démesurés ; des personnes qui accordent de l’importance à rouler avec des véhicules bien entretenus et pour qui la garantie du stationnement gratuit (en station) est un plus. Si les seniors répondent tout à fait à ce profil d’usager, ils en méconnaissent souvent l’existence et admettent accorder de l’importance à la propriété de leur véhicule.
Par ailleurs, la pandémie de Covid-19 a mis un coup d’arrêt aux mobilités collaboratives en général, au covoiturage en particulier. Le covoiturage suscite une opinion positive chez les baby-boomers à qui elle rappelle le stop, dont certains parlent avec nostalgie, favorables à l’idée d’un service qui vient en aide à des personnes non motorisées et plus jeunes.
Aux États-Unis, L’Independent Transportation Network) (ITN) est un réseau fédéral de conducteurs volontaires pour les personnes âgées et malvoyantes basé sur un système de crédits cumulables et s’appuyant sur la solidarité intergénérationnelle entre 3e et 4e âge. Il contribue à l’anticipation par les seniors d’un avenir moins autonome, le conducteur d’hier se préparant sans difficulté à devenir le passager de demain. En France, il conviendrait sans doute d’imaginer aussi des systèmes de covoiturage d’entraide entre jeunes seniors (encore actifs) et personnes du quatrième âge (plus dépendantes) éventuellement selon les principes des systèmes d’échanges locaux).
Tenir compte du handicap
L’impréparation la plus flagrante, enfin, concerne la mobilité en situation de handicap. En France, on utilise encore volontiers la voiture quand, à l’étranger, on adopte des véhicules adaptés à situation de handicap équivalente. En Grande-Bretagne et de façon générale dans le monde anglo-saxon, les chercheurs constatent l’essor des fauteuils roulants électrique (ou scooters) pour personnes âgées, appropriés pour des déplacements de quelques centaines de mètres quand on ne peut plus marcher.
« Mon épouse a du mal à marcher. Même pour aller à 300 mètres, elle est trop essoufflée. Elle a fait un AVC il y a 15 ans et elle n’a plus beaucoup de résistance. Mais elle a toujours sa voiture. On a deux voitures ! Elle conduit au moins toutes les semaines, elle va faire une séance de kiné. A-t-elle envisagé un fauteuil ? Non, elle se déplace avec sa canne… Et puis sinon, c’est moi qui suis chauffeur. » (M. M., 83 ans, Bondues).
« En France, il y a un remboursement de base pour le fauteuil électrique mais très vite, la Sécurité sociale considère que votre besoin relève du luxe. » (M. Ü, 69 ans, Marcq-en-Baroeul)
Nos interlocuteurs méconnaissent ou renâclent à se déplacer en fauteuil ou tricycles (motorisés ou non) alors que ces véhicules pourraient pourtant répondre à certaines de leurs attentes. Étant donné leur prix, sans doute qu’une meilleure prise en charge par la Sécurité sociale pourrait changer la donne.
Anticiper devient une urgence
Quant aux pratiques des deux-roues motorisés, du vélo et des trottinettes en ville, elles sont très largement impopulaires, jugées dangereuses tant pour soi que pour autrui et catégoriquement exclues. Militants mis à part, ces modes de déplacement sortent des champs du possible et ne constituent aucunement une alternative à l’usage de la voiture aux yeux des seniors.
Les processus de démotorisation liés à l’avancée en âge continuent – heureusement pour la sécurité routière – de se produire. Enfants et médecins sont autant de prescripteurs précieux pour convaincre et accompagner les personnes concernées. Mais l’arrivée des représentants de la génération du baby-boom dans les strates d’âges les plus élevées augure de difficultés supplémentaires. Si l’anticipation n’est pas suffisante, les ruptures de mobilité seront brutales et potentiellement douloureuses pour les personnes concernées.
Pour le compte de la Métropole européenne de Lille, nous réalisons actuellement une enquête longitudinale sur la mobilité des seniors et ses évolutions sur la période 2020-2024. Cette enquête comporte un volet par quota (échantillon annuel de 1000 seniors de 65 ans et plus) ; un volet autoadministré auprès d’un panel de 243 personnes ; et un volet qualitatif par entretiens compréhensifs semi-directifs annuellement répétés auprès d’un panel diversifié de 27 ménages de plus de 65 ans.
Joël Meissonnier, Chargé de recherche en sociologie des transports et des pratiques de mobilité, Cerema
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.