13 février 2025
Véhicule autonome - Chine
Hervé de Tréglodé
La Chine et les États-Unis affichent une nette avance dans le domaine de la conduite autonome de niveau 4 et principalement des robotaxis, tant sur le plan technologique que commercial, un constat indiscutable souligné par Hervé de Tréglodé, conseiller scientifique à France Stratégie. Il met en lumière les différences d’approche et de gouvernance avec l’Europe et la France (qui ont donné la priorité au développement des transports publics autonomes) et insiste sur le fait que l’ère du véhicule autonome, portée par les avancées de l’intelligence artificielle, est bien lancée et irréversible. Dans cette interview, Hervé de Tréglodé identifie les défis que la France et l’Europe doivent relever et appelle à une coopération internationale renforcée ainsi qu’à l’engagement des collectivités pour accélérer et réussir le déploiement sur les territoires.


Hervé de Tréglodé,
Ingénieur général des mines honoraire - Consultant (écologie et transport)
Conseiller scientifique à France Stratégie

 


 

QUESTION 1 : Pour débuter, pourriez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a conduit à vous investir dans les enjeux de la conduite autonome et connectée ?

Après un début de carrière dans plusieurs administrations nationales, j’ai été directeur à la SNCF durant dix ans (cabinet du DG, région de Normandie, affaires européennes), puis directeur général adjoint de Réseau ferré de France (aujourd’hui SNCF Réseau) durant quatorze ans. En tant d’ingénieur général des mines, j’ai ensuite été membre permanent du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD, aujourd’hui Inspection générale de l’environnement et du développement durable) au ministère chargé de l’écologie et du transport. Au CGEDD, j’ai notamment participé à deux missions, l’une sur les véhicules connectés et l’autre sur les véhicules automatisés : les rapports ont été publiés en 2015 et 2017. 

France Stratégie - Note n°138 - Mai 2024 - Jincheng Ni et Hervé de Tréglodé

En mars 2023, France Stratégie, institution placée auprès du Premier ministre, a confié une mission sur les véhicules autonomes dans le monde à Jincheng Ni, économiste dans cette administration, et à moi-même en tant que conseiller scientifique. Deux rapports ont été publiés : une note d’analyse en mai 2024, un rapport complet en juillet 2024. La mission a montré la nette avance prise par la Chine et les États-Unis dans les R & D et les déploiements commerciaux des véhicules au niveau 4 d’autonomie (c’est-à-dire sans conducteur ni agent de sécurité à bord), singulièrement les robotaxis.

En 2024, j’ai collaboré avec le Pôle de compétitivité « Véhicule du futur » pour préparer deux voyages d’étude afin que les entreprises et autorités en Europe connaissent mieux les développements en Chine et aux États-Unis. Le premier voyage a eu lieu en Chine au début de décembre 2024, auquel le Cerema a pu participer : je prépare en ce moment avec Sébastien Humbert, directeur au Pôle de compétitivité, une conférence de restitution qui se tiendra à Paris le matin du 11 mars 2025. Le second voyage d’étude, aux États-Unis, se fera en juin 2025.

 

 

QUESTION 2 : La France s’est dotée d’une feuille de route pour le développement des mobilités connectées et automatisées, mise à jour pour la période 2023-2025. Quels en sont, selon vous, les objectifs prioritaires et les enjeux clés ?

La feuille de route de l’État entend faire de la France un pays en pointe, s’agissant du développement et du déploiement des véhicules autonomes de niveau 4. Mais à la différence de la Chine et des États-Unis, pour ce qui concerne le transport des voyageurs, la stratégie nationale privilégie le transport public, les navettes et bus autonomes. C’est aussi la politique industrielle des deux grands constructeurs que sont Stellantis et Renault.

Dans ces stratégies et politiques, l’autonomie des voitures particulières, notamment des taxis, n’est pas vue comme une priorité ni comme une nécessité, ni même comme un avantage. C’est la position généralement partagée aussi par les autres États en Europe, ainsi que par l’Union européenne. Ce n’est pas du tout l’opinion la plus courante en Chine comme aux États-Unis. 

Il est vrai toutefois que dans ces deux grands pays, on commence à réfléchir à des systèmes de transport autonome qui pourraient conjuguer demain les deux fonctions, celle des robotaxis et celle des navettes ou minibus autonomes. C’est ainsi que la société Tesla prépare concurremment deux véhicules hautement ou totalement automatisés : un Cybercab (robotaxi sans volant à deux places assises) et un Robovan (sorte de robonavette à vingt places assises).
 

Navette autonome expérimentée à Nantes


 

QUESTION 3 : Vous avez participé en fin d’année dernière, à une mission dédiée aux véhicules autonomes en Chine, pays souvent cité comme leader sur le sujet. Quelles innovations ou approches vous semblent particulièrement inspirantes pour la France et l’Europe ?

La Chine et les États-Unis se tiennent loin devant, s’agissant des développements technologiques et des déploiements commerciaux. C’est vrai pour tous les types de véhicules autonomes de niveau 4 : robotaxis, robonavettes, camions autonomes, robots de livraison, nettoyeurs autonomes de voirie, robots de surveillance, robots de distribution alimentaire. La domination américaine et chinoise est particulièrement frappante dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA), qui est le cerveau des systèmes d’autonomie de conduite et où se concentrent presque tous les R & D. 

Les avancées si remarquables de la Chine comme des États-Unis reposent sur :

  • le soutien des autorités locales, bien plus que celui des autorités nationales,
  • les fonds de capital-risque,
  • l’accompagnement des grandes entreprises technologiques (GAFAM et BATX), mais aussi de l’industrie automobile,
  • l’enthousiasme d’une bonne partie de la population envers l’innovation technologique,
  • les espoirs de solides avantages sociaux (forte diminution des accidents de la route, grosse réduction du parc des voitures individuelles, mobilité plus inclusive, dispense pour tous de toute charge de conduite, etc.).

Au sujet de la mobilité inclusive, il faut savoir par exemple qu’à San Francisco, où Waymo fait actuellement circuler plusieurs centaines de robotaxis à des prix un peu supérieurs à ceux des taxis d’Uber et de Lyft, les enquêtes démontrent que beaucoup de femmes se réjouissent déjà de pouvoir se déplacer en robotaxi la nuit (pour voyager seules), et beaucoup sont même rassurées quand elles confient leurs jeunes enfants à une voiture sans conducteur ni agent de sécurité à bord.

 

Flotte de robotaxis en Chine

 

Les exploitants de robotaxis commerciaux en mai 2024 dans le monde
Source : France Stratégie . En mai 2024, dans le monde, on compte 16 flottes urbaines de robotaxis commerciaux (sans opérateur de sécurité à bord), dont 4 aux États-Unis et 12 en Chine. Pour l’heure, les entreprises pionnières – Waymo étant la plus ancienne – se limitent à leur territoire national. Aucune société n’est encore sur les rangs en Europe.

 

 

QUESTION 4 : Pour accélérer le déploiement des véhicules autonomes, quels sont, selon vous, les principaux défis que la France et l’Europe doivent relever ?

Pour réussir la transition vers l’autonomie de conduite, la première condition est de bien prendre conscience en Europe de l’avance prise par la Chine et les États-Unis, car beaucoup en doutent encore ici. La deuxième condition est de comprendre que le temps du véhicule autonome a vraiment commencé. Rien n’arrêtera plus les développements et les déploiements commerciaux, qui sont permis par des IA de mieux en mieux entraînées. La troisième condition est de reconnaître que les robotaxis comme les robonavettes se déploieront en Europe, qu’on le veuille ou non.

L’Europe doit sans délai se préparer à relever cinq défis : 

  • rattraper son retard technologique, notamment en matière d’intelligence artificielle,
  • maîtriser le déploiement des futurs robotaxis, pour que les circulations automobiles ne grossissent pas en ville, quand bien même le nombre des voitures particulières diminuerait de beaucoup,
  • orienter les financements privés vers l’industrie de l’autonomie de conduite (niveau 4),
  • s’attacher à ce que les autorités publiques, nationales et locales, aident les premiers exploitants de véhicules autonomes (accélération des autorisations, simplification des procédures administratives, ouverture des rues et routes publiques aux expérimentations et déploiements, etc.),
  • organiser la complémentarité future des services de VTC et taxi, les uns sans chauffeur et les autres avec chauffeur.


 

QUESTION 5 :  Pensez-vous qu’une coopération renforcée avec d’acteurs internationaux, pourraient accélérer les avancées françaises et européennes ? Si oui, dans quels domaines ?

Les coopérations internationales de l’Europe avec les entreprises de Chine et des États-Unis ont d’ores-et-déjà débuté pour le niveau 4 : le chinois WeRide avec le groupe Renault en France, le chinois Pony.ai au Luxembourg, l’américain Mobileye avec l’allemand Volkswagen et le croate Rimac Automobili, etc. Bientôt, l’Europe verra aussi s’installer ici l’américain Waymo, le chinois UISEE, etc.

Ces coopérations hâteront le décollage de l’Europe. Il ne faut pas s’en inquiéter outre mesure.  Au cours de ses trois derniers siècles d’histoire économique, la France a lancé de la sorte plusieurs de ses plus grandes industrialisations : par exemple, celle du transport ferroviaire grâce à son étroite coopération avec la Grande-Bretagne au milieu du XIXe siècle, ou encore, plus récemment, celle de l’énergie électronucléaire avec l’américain Westinghouse. 

Il appartiendra au génie industriel en France comme en Europe de bien s’organiser pour gagner peu à peu sa souveraineté. Grâce au talent de ses industriels et de ses ingénieurs, notamment les experts en IA, l’Europe y parviendra à coup sûr. N’oublions pas que depuis une dizaine d’années, nombre d’entreprises et instituts français ont déjà accumulé de solides données, tirées de fructueuses études et expérimentations, le plus souvent accomplies avec l’aide de l’État : Transdev, Keolis, RATP, SNCF, EasyMile, Milla, Renault, Vedecom, Cerema, Université Gustave Eiffel, etc. Le seul péril est dans la demeure, autrement dit d’observer passivement ce qui se passe en Amérique du Nord et en Asie de l’Est.

 

Les coopérations internationales hâteront le décollage de l’Europe.

QUESTION 6 :  En tant qu’expert des infrastructures et des mobilités, quel rôle attribueriez-vous au Cerema dans l’accompagnement des territoires et des acteurs privés face à l’essor de la conduite autonome ?

Le Cerema occupe une place centrale en France pour ce qui concerne les grands enjeux du développement durable des villes et des territoires. Sa grande compétence et sa solide réputation lui permettent de faire valoir partout les avantages de l’autonomie de conduite auprès des collectivités territoriales, en agglomération comme en zone peu dense. 

Car beaucoup ignorent encore tout de ce qui se passe en ce moment à San Francisco (150 000 trajets payants par semaine avec un peu plus de 700 robotaxis) ou à Wuhan (près de 1 000 robotaxis en exploitation). Beaucoup encore entretiennent des peurs injustifiées ou exagérées quant à l’acceptabilité sociale, la sécurité routière, l’avenir des taxis avec conducteur, l’augmentation des congestions, la désaffection des transports publics, l’impossibilité d’équilibrer un jour les comptes financiers des exploitations commerciales de véhicules autonomes.

Comme en Chine et aux États-Unis, l’engagement des collectivités territoriales est indispensable à la réussite des transformations qui vont vite survenir. C’est à elles qu’il appartient de faciliter les développements et déploiements en veillant à l’intérêt général, celui de leur population comme celui de l’industrie française, tout en poursuivant la lutte contre les pollutions et le réchauffement climatique, mais sans jamais se substituer à la responsabilité des entreprises de conduite autonome et sans jamais freiner leurs innovations bénéfiques. 

L'engagement des collectivités territoriales est indispensable à la réussite des transformations qui vont vite survenir.

 

QUESTION 7 : À horizon 2030, comment imaginez-vous l’intégration des véhicules autonomes dans nos territoires ?

Les véhicules autonomes ont la capacité de révolutionner le transport routier des voyageurs

Le parc des voitures particulières pourrait vite diminuer d’un tiers ou de moitié, grâce à une contraction par cinq ou par dix des dépenses par trajet dans des voitures partagées sans conducteur. Il est facile de comprendre les bienfaits environnementaux d’une telle disruption : moins de voitures à construire, entretenir et faire rouler, libération de nombreuses places de stationnement, transports en navettes et bus bien moins coûteux (cela permettant aux autorités organisatrices avec le même budget d’augmenter de beaucoup le nombre de lignes de bus et la fréquence des rotations), etc.

Le point de vigilance est celui de l’augmentation possible des congestions en ville, car l’agrément et le faible coût des déplacements risquent d’accroître l’usage des voitures partagées. Les collectivités territoriales devront maîtriser ce risque par une politique adaptée des transports : accès à certaines voies pour les seules voitures emportant deux ou trois voyageurs, tarification différenciée des infrastructures routières, etc.