Le Cerema va publier "Mobilité en transitions Connaître, comprendre et représenter", un recueil de travaux montrant comment la recherche peut aider à répondre aux questions de politique publique.
Fabrice Hasiak et Joël Meissonnier, respectivement ingénieur et chercheur à la Direction territoriale Nord Picardie du Cerema, ont contribué chacun à un des travaux que recense cet ouvrage.
Fabrice, Joël, dans vos travaux présentés dans l’ouvrage, à quelles questions de politique publique vous êtes - vous intéressés et comment en avez - vous fait des objets de recherche ?
Fabrice Hasiak : Depuis de nombreuses années déjà, nombre d’agglomérations en France sont confrontées au phénomène de périurbanisation, source de consommation de terres agricoles, d’artificialisation des sols, de coûts d’extension des réseaux et de dépendance accrue à l’automobile. L’agglomération dunkerquoise n’échappe pas à ce phénomène. Face à ces enjeux d’étalement urbain, la Communauté urbaine de Dunkerque (CUD) s’est associée à l’Université du Littoral Côte d’Opale (ULCO), à la Direction territoriale Nord - Picardie du Cerema et à l’Agence d’urbanisme de Dunkerque (AGUR) pour monter une équipe pluridisciplinaire et pluri-partenariale afin de répondre à l’appel à projets de recherche "Climat, Habitat, Urbanisme" lancé par le conseil régional du Nord-Pas-de-Calais et l’Ademe.
Le projet de recherche TOUCH (Transport Orientations Urbanisme Climat Habitat) monté par le consortium s’inscrit pleinement dans cette problématique. Il propose une démarche globale suivant plusieurs composantes de l’étalement urbain : les formes urbaines, l’accessibilité des territoires, les choix résidentiels et le cadre juridique.
Le projet vise à construire "un porter à connaissance territorial" constituant une aide à la décision tant pour les communes de la Communauté Urbaine de Dunkerque que pour les territoires voisins. Il s’inscrit dans un contexte de rénovation des documents de planification du territoire avec l’élaboration du Plan local d’urbanisme communautaire (PLUC) et du Plan climat, la révision du Plan local de l’habitat (PLH), du Plan de déplacements urbains (PDU) et du Schéma de cohérence territoriale (SCoT). Il s’agit d’un programme de recherche - action, croisant la recherche à l’action publique de la CUD.
La recherche menée par la Direction territoriale Nord - Picardie du Cerema se situe au sein de la composante "accessibilité multimodale des territoires" du projet. L’objectif de ce volet est de caractériser finement le territoire du point de vue de sa dépendance à l’automobile, en affectant à chaque section cadastrale du périmètre des indicateurs mesurant la propension à pouvoir se passer ou non de la voiture pour se déplacer au quotidien. Ces indicateurs peuvent par exemple compléter les critères des démarches HQE (Haute Qualité Environnementale) des logements qui, généralement, n’intègrent pas la dimension "desserte et accessibilité" aux aménités urbaines. Cette recherche se veut aussi pédagogique, pour le citoyen comme pour la collectivité, en affichant les coûts réels des différents modes de transport et en mesurant les économies qui pourraient être réalisées par les dunkerquois s’ils optimisaient leurs déplacements en utilisant au mieux l’offre de transport alternative à la voiture.
Joël Meissonnier : Ma contribution consiste en une recherche - action visant à mieux prendre en compte l’évolution des mobilités quotidiennes des familles soumises à une mobilité résidentielle forcée dans le cadre de relogements consécutifs aux politiques de renouvellement urbain à Tourcoing (Nord).
Pour faire bref, la demande initiale, formulée par la DDTM Nord, était de disposer d’une vue à la fois exhaustive et synthétique (sous format tableur) listant les conséquences du relogement sur les mobilités quotidiennes des membres de quelque 450 ménages.
Bien que l’on sache plutôt bien évaluer les capacités financières des ménages par le calcul des "restes à vivre" (1 Reste à vivre : ce dont le foyer dispose pour vivre pendant un mois une fois les charges fixes déduites) et trouver une bonne adéquation entre taille du nouveau logement et besoins des familles, des incohérences étaient pointées dans le processus d’attribution des logements. Certains logements "avec garage" étaient destinés à des personnes qui n’avaient pas le permis de conduire, d’autres personnes étaient éloignées d’une station de métro qu’elles utilisaient pourtant quotidiennement !
Avant tout, il a fallu admettre le principe d’une enquête qualitative qui ne permettrait pas de rencontrer tous les ménages de manière exhaustive. Avec mon collègue Nicolas Jouve, qui a contribué à l’enquête, nous avons suggéré d’entreprendre des entretiens approfondis, focalisés sur une quinzaine de ménages repérés par les travailleurs sociaux ; des entretiens que nous avons réitérés après relogement. Avant toute préconisation, l’idée était de mieux comprendre les bouleversements produits par ces déménagements un peu particuliers. Et plutôt que de faire une liste de cas particuliers, il semblait plus judicieux d’apporter aux travailleurs sociaux qui accompagnent le processus de relogement, les outils appropriés pour diagnostiquer de manière plus systématique les situations de fragilité en matière d’accès ou de défaut de compétences pour les déplacements quotidiens. La demande publique a donc été transformée en question de recherche : en situation de relogement, comment considérer simultanément la mobilité résidentielle du ménage et l’évolution de la mobilité quotidienne qui en découle ?
Et cette question de recherche, Joël, quelles premières réponses avez - vous pu lui apporter ?
Joël Meissonnier : Même quand la perspective de quitter un habitat insalubre est enthousiasmante et même si un accompagnement social est prévu, un relogement produit potentiellement des bouleversements socio - spatiaux jusque - là peu anticipés, tant par les professionnels que par les familles. Ce défaut d’anticipation tient :
- à un taux de motorisation en zone urbaine sensible qui se rapproche des taux moyens : comme ailleurs, la voiture joue son rôle rassurant de "joker" permettant de s’accommoder de n’importe quelle localisation ;
- à la bonne accessibilité en transport en commun des quartiers en renouvellement urbain, qui semble de prime abord évidente (ce qui est globalement vrai à Tourcoing) : souvent, on n’imagine pas pouvoir être relogé loin du métro.
Pourtant, le relogement se traduit souvent par des bouleversements. Or ces bouleversements vécus subjectivement ne sont manifestement pas liés à la distance spatiale mesurable entre l’ancien et le nouveau logement. On identifie :
- un bouleversement des relations sociales (les relations de voisinage sont particulièrement vulnérables) ;
- un bouleversement des itinéraires routiniers, des repères spatiaux et des conditions d’accès aux transports en commun notamment.
Concrètement, l’enquête met à jour plusieurs rigidités comportementales traduisant des résistances spatiales. Malgré le déménagement, on conserve son médecin généraliste et on continue à se rendre au même supermarché, voire à la même boulangerie, proches de l’ancien logement.
Ces résistances spatiales plaident en faveur de « replacements » résidentiels, ce que Thierry Ramadier (2011) définit comme des « déplacements géographiques » qui minimisent « la distance socio spatiale entre le lieu de départ et le lieu de destination, afin de renforcer la familiarité cognitive du lieu de destination ». Faute de replacement, le relogement produit des détours et parfois, une sur - mobilité automobile.
La réalisation d’un bilan « mobilité » portant sur les routines, les réseaux sociaux, professionnels et familiaux, ainsi que les compétences à la mobilité de chacun des membres du ménage avant le relogement nous a semblé bonne à préconiser. Ce bilan est à mettre en regard avec un certain nombre d’aspirations individuelles (rester proche de…, s’éloigner de…) en vue d’apprécier de façon plus juste l’impact probable du processus de relogement.
La DDTM - 59 va prochainement mettre le rapport d’étude en ligne. La traduction des conclusions dans des politiques publiques locales devient donc possible pour des campagnes de relogement futures.
Fabrice, Joël vient d’évoquer la façon dont les politiques publiques pourraient se nourrir des résultats de la recherche - action. Qu’en a-t-il été de votre côté ? Comment la maîtrise d’ouvrage et les acteurs locaux ont - ils pu se saisir des résultats de la recherche, pour essayer de se les approprier ?
Fabrice Hasiak : Le projet de recherche qui s’est étalé sur plus de 3 ans a fait l’objet d’un suivi régulier par le comité de pilotage et par l’équipe projet. Au cours des réunions de ces différentes instances de suivi, les travaux menés ont ainsi pu être présentés auprès des différents acteurs (souvent techniciens) du territoire (Communauté urbaine de Dunkerque, Région, conseil général, services de l’État…). L’appropriation du projet par les techniciens a donc parfaitement fonctionné tout au long de son processus d’élaboration.
La recherche a également fait l’objet d’une res- titution finale auprès de praticiens du territoire au cours d’une journée organisée en septembre
2014 par l’Ademe et la Région Nord - Pas - de - Calais autour des recherches axées sur la lutte contre le changement climatique.
Pour que les résultats de la recherche soient traduits dans les documents de planification du territoire (Plan climat territorial, Plan local d’urbanisme, Charte d’urbanisme et d’aménagement durables…), il reste encore, me semble - t - il, un effort de communication à faire, notamment à destination des élus, pour transformer complètement l’essai.
Les choix méthodologiques faits pour vos deux contributions sont assez opposés : l’un est quantitatif, l’autre qualitatif. Qu’apportent ces deux approches à l’analyse territoriale et à la compréhension des comportements de mobilité ? Peut - on imaginer croiser plus souvent les approches quantitative et qualitative ?
Joël Meissonnier : À l’entrée de l’adjectif qualitatif, le dictionnaire Larousse indique sans équivoque qu’il se dit de ce « qui relève de la qualité » à savoir « de la nature de quelque chose ». Dans la langue courante, pourtant, le terme est de plus en plus souvent employé dans un sens différent, synonyme de : qui est de (bonne) qualité. Il convient donc de préciser qu’un protocole d’enquête qualitatif n’est ni meilleur ni moins bon qu’un protocole d’enquête quantitatif. Les deux approches sont différentes et leur complémentarité ne fait aucun doute.
La principale différence entre un protocole d’enquête qualitatif et un protocole d’enquête quantitatif tient à l’échelle d’observation de la réalité sociale, qui ne relève pas de la même focale. L’analogie avec le microscope paraît assez parlante : selon la focale qu’il choisit, l’image qu’un laborantin voit se former dans le microscope est à chaque fois différente. Il observe pourtant toujours la même réalité, mais à des échelles différentes ou, plus exactement, d’un point de vue différent. Ni l’une ni l’autre des images obtenues n’est plus « vraie » qu’une autre. Rien ne remplace une évaluation quantifiée de l’ampleur d’un problème ou d’un phénomène. Rien ne remplace non plus une analyse qualitative de la complexité des processus à l’œuvre. Il y a d’un côté le potentiel analytique de la vérité statistique, de l’autre le potentiel exploratoire de la vérité contextualisée.
En outre, un témoignage tiré d’un entretien compréhensif comporte une dimension évocatrice fort utile pour « faire comprendre » de manière pédagogique, pour illustrer des données chiffrées et pour argumenter l’action politique. Comment comprendre, sinon par un témoignage, les conséquences d’un relogement pour une mère célibataire de cinq enfants qui continue à faire faire « une demi - heure de marche matin et soir » à ses deux jeunes filles, six mois après le relogement, parce qu’elle n’a pas encore réussi à les changer d’école ?
Fabrice Hasiak : La mesure de la dépendance ou non à l’automobile à l’échelle du SCoT Flandre - Dunkerque s’appuie effectivement sur la construction de nombreux indicateurs quantitatifs : temps d’accès en transport en commun aux aménités urbaines, nombre de dessertes ferrées quotidiennes, zone d’accessibilité à pied, coût des déplacements… Ma formation d’ingénieur n’est sans doute pas pour rien dans le choix de construction de tels indicateurs quantitatifs !
Toutefois, je pense que les deux approches, quantitative d’un côté et qualitative de l’autre, ne doivent pas être opposées. Elles peuvent être complémentaires l’une de l’autre. Les résultats de mes recherches peuvent conduire à des questionnements auxquels des enquêtes qualitatives pourraient apporter des éléments de réponse. Lorsque je mets en évidence des secteurs sur lesquels l’usage de la voiture est encore largement majoritaire alors même que l’accessibilité aux aménités urbaines y est possible autrement (marche à pied, vélo ou transport collectif), cela pose question. Lorsqu’une collectivité décide d’ouvrir à l’urbanisation des secteurs fortement dépendant de la voiture, dans un contexte de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, cela pose aussi question… Toutes ces interrogations ne trouvent pas toujours de réponses immédiates au travers de données ou d’enquêtes quantitatives. Il faut pouvoir souvent enrichir les réflexions par des approches qualitatives permettant de mieux comprendre les processus décisionnels des individus. On reproche trop souvent aux enquêtes qualitatives de ne pas être « fiables » car elles s’appuient la plupart du temps sur un faible échantillon d’individus enquêtés. L’enquête qualitative n’est pas là pour donner des réponses à des questions avec une grande robustesse statistique. Elle est là pour enrichir la connaissance, mettre en évidence des éléments non perceptibles dans les données quantitatives. Les résultats d’une enquête qualitative peuvent ensuite être ré - utilisés dans une enquête quantitative auprès d’une population cible représentative, pour donner cette fois plus de sens « statistique » aux données. Il est finalement difficile d’opposer quantitatif et qualitatif ! L’un et l’autre peuvent s’alimenter mutuellement.